#anthologie #14 | C’est vert… mais juste

C’est vert… mais juste. Il est interdit de poser un pied sur la chaussée avant que ça passe au vert. On attend sagement, alignés, que le petit bonhomme change de couleur. On s’offusque de voir certains tricher. Ça ne se fait pas, même s’il n’y pas un véhicule à l’horizon. Quand le petit bonhomme est rouge, on ne bouge pas, c’est pas plus compliqué que ça. Quand il devient orange, on prend son souffle. Dès qu’il est vert, il faut presser le pas pour arriver de l’autre côté avant que ça vire de nouveau au rouge et qu’on se retrouve coincé dans un no man’s land qui n’est ni la route ni le trottoir.

C’est vert… mais juste. L’enfant pleure parce qu’il n’a pas eu ce qu’il voulait. Il faut tenir bon, ne pas céder à ses caprices, rester droit dans ses bottes. Il doit apprendre la frustration, ça fait partie de la vie. De grosses larmes roulent sur ses joues. Il semble si malheureux, si désespéré, au bord de l’évanouissement, mais cette fois il est allé trop loin, le supermarché entier nous a regardés avec une réprobation ferme et définitive : si on ne sait pas gérer son gamin, on reste chez soi, on ne vient pas se donner en spectacle.

C’est vert… mais juste. Cette vieille bicoque, cette parcelle en jachère, quand ils les ont reprises, on disait qu’ils ne feraient pas long feu. Puis ils ont bêché, ils ont sarclé, ils ont creusé, ils ont maçonné, ils ont planté, ils ont parlé de permaculture, de biodynamie, d’agroforesterie. Au début, personne n’y a rien compris, mais au bout d’un moment ça a poussé et pas qu’un peu. Alors on est allé voir, on a posé des questions. On n’aurait pas cru à un tel rendement. On s’est demandé si nous aussi peut-être on pourrait s’y mettre.

C’est vert… mais juste. Il ne pouvait s’empêcher de faire des calembours, toujours les mêmes, en boucle, au grand désarroi de ses amis, qui n’osaient plus rien dire tant il tournait tout en bourrique. Au milieu des discussions les plus sérieuses, alors qu’on s’écharpait sur la politique, la religion, la finance, il trouvait toujours une imbécilité à proférer. Les autres le regardaient sévèrement puis ils éclataient de rire. Au fond, il avait raison, mieux vaut en rire tant qu’on peut encore. Ils réfléchissaient, disait mieux vaut tard que jamais. Il ajoutait, fier de lui, vieux motard que j’aimais, et eux reprenaient leurs débats sans fin.

C’est vert… mais juste. La prof de math sait que ça va grincer des dents, que ça va niaucher, qu’il y en aura qui viendront gratter des points, mais ce sera peine perdu. C’est noté, là, vous voyez ? Ne pas écrire au crayon papier, écrire tous les développements, ne pas donner une réponse au petit bonheur la chance juste pour noter quelque chose. Bien sûr, elle pourrait ajouter des demi-points par-ci par-là, mais ce qu’ils doivent apprendre, c’est la rigueur, et de toute façon vu comment ils suivent pendant les cours – un vrai poulailler – et vu la manière dont ils font leurs devoirs, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes.

A propos de Vincent Francey

Enseignant, chanteur et clarinettiste amateur, je vis dans la région de Fribourg, en Suisse, et suis passionné de lecture et d'écriture depuis toujours, notamment via mon site a href="https://www.lie-tes-ratures.com/">lie tes ratures mais aussi sur un blog né à la suite de l'atelier d'été sur la ville : fribourgs.com. Auteur d'un livre autoédité, Je de mots, dictionnaire intime, je suis également présent sur YouTube pour, entre autres expérimentations, y parler de mes lectures.