En contrebas de la clède, le jardin potager et l’escalier qui y mène ; les brebis qui pâturent autour de leur abri me guettent et bêlent allègrement ; il y a là Uma et Vega, acquises pour entretenir l’espace sans autre bruit désiré que leurs chevrotements, une idée géniale qui n’empêchera pas l’achat d’un taille-haie et d’une tondeuse ; l’escalier de pierre a remplacé celui de bois, fatigué, boiteux, perpendiculaire au mur, qui menaçait de s’effondrer à chaque descente un peu vive, et que je descendais pourtant de manière énergique les premiers jours de ma vie dans la maison cévenole, dans ce jardin ; maintenant l’escalier longe le mur, comme partout en Cévennes ; étroit et raide, il impose la vigilance, et c’est bien ainsi, il m’a appris l’attention à la terre ; je m’y assieds toujours avant de jardiner ; mon rituel ; dès la fin du printemps, avec la saison des semis, et puis en été, tôt le matin, quand le soleil ne tape pas encore trop fort, une tasse de café dans les mains ; vers sept heures ; je choisis mon endroit, où les pierres offrent un espace plan, la même marche toujours ; c’est là que ma journée démarre, j’observe le ciel, sa clarté, une ou deux traînées de condensation après le passage haut, très haut, d’un avion dont l’écho se perd ; je réponds aux brebis, le rouge-queue qui a bâti son nid comme tous les ans à l’arrière de la clède enchaîne ses trilles, je les reconnais, j’admire la beauté de ce qui m’entoure ; l’abri de jardin tout de pierres sèches, sans toit, et qui n’en aura jamais ; une bâche par temps mauvais suffit à protéger les outils : bêche, grelinette, serfouette, binette, bigot, sarcloir, râteau, pelle, brouette, seau, sécateur… sans oublier l’opinel et la fourchette de cuisine, glissés entre deux pierres ; les premiers semis dont les pousses crèvent la terre ; le jardin est mon jardin ; c’est le lieu de la pensée, de la floraison des idées, des mises au point, des prises de décision, des engagements de soi à soi, c’est le lieu de l’écriture ; un lieu changeant au fil des saisons, retourné à l’automne, exhibant ses sillons encombrés d’herbes sauvages, fumé en hiver, retravaillé au printemps, c’est-à-dire passé à la grelinette avant les premiers semis de mai, juste après les saints de glace ; tout y aura poussé après des années de soins attentifs : fèves, choux (kale, pommé, vert…), pois, salades (frisée, scarole, endive, roquette, romaine, feuille de chêne), radis, carottes, navets, panais, pommes de terre (agata, vitelotte noire, Roseval), fraises, céleri perpétuel, persil plat, persil frisé, basilic pourpre, basilic à grandes feuilles, à petites feuilles, ciboulette, coriandre, verveine, capucine – pour les petites baies à noyer dans le vinaigre et les fleurs orangées, jaunes, à parsemer sur les salades –, bourrache, pour les fleurs bleues à broyer dans un beurre à servir avec des grillades –, framboisiers, rosiers, rhubarbe, betteraves, oseille, tomates (noire de Crimée, russe, saint-pierre, Montfavet, ananas – énorme juteuse – cœur de bœuf, tomate cerise), courgettes, courges, aubergines, pâtissons ; le jardin change d’aspect au fil de la poussée des plantations ; c’est le lieu de la promesse ; je l’arpente, mesure les parcelles, imagine les espacements entre les plants, les associations de légumes et d’herbes, de fleurs aussi, place des tuyaux, puis les déplace, dresse des grillages qui favoriseront la montée des potirons, des cornichons, des pois ou des haricots ; des tuteurs torsadés pour les futures tomates ; je respire la terre, ajoute un peu de guano ou du compost de l’année précédente, prépare du purin d’ortie, installe dans les allées quelques planches pour mieux circuler ; en même temps, j’échafaude le plan du prochain spectacle musical qui réunira les enfants de trois vallées, j’écris deux ou trois haïku, me promettant de les mémoriser, sirotant mon café qui refroidit sur l’escalier où je fais des pauses régulières, j’envisage les prochains repiquages, le moment de pincer les tomates, le paillage des fraisiers, les premières récoltes ; enfin, je rends grâce au jardin, à cette nature qui n’est jamais avare bien que parfois des semis végètent, que certains plants meurent, victime des campagnols boulotant leurs racines, de la taupe creusant ses galeries, réclamant des trésors d’ingéniosité pour la faire fuir – ce seront finalement des piquets surmontés d’une boîte en métal destinée à faire un maximum de bruit dans les coups de vent qui auront raison de ses allées et venues ; oui, je remercie cette terre généreuse qui rend au centuple ce qu’on lui a donné en efforts, en maux de dos, en renoncements.
4 commentaires à propos de “#anthologie #13 | un monde en 745 mots”
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votre texte me fait du bien comme une escapade à la campagne dont j’ai tant besoin mais je dois encore attendre… Grand Merci pour les descriptions précises, les listes et pour « je remercie cette terre généreuse qui rend au centuple ce qu’on lui a donné en efforts, en maux de dos, en renoncements.
les meilleures choses se font toujours attendre… Je vous souhaite une belle campagne pour y écrire en paix. Merci de votre lecture, Cécile !
« un monde en 745 mots » et phrases flottantes suspendues par le point-virgule. Le jardin où poussent fleurs légumes et surtout les mots. Besoin vital et source de vie. On le ressent très bien. Merci Marlen !
C’est tout à fait cela, une source de vie, merci Cécile pour votre lecture et votre commentaire qui me touche.