Vers la mi-juin, le rituel commence. On laisse la voiture n’importe où, sur un chemin poussiéreux, au bord d’une route, sur un parking, quand on a de la chance. On poursuit le chemin à pied, tongs, chapeau sur la tête, serviette au bras, sac à dos. Selon la plage choisie, on descend un talus, une dune, des rochers escarpés, si la plage est de difficile accès. On peut choisir l’heure d’arrivée la plus matinale, il y a déjà du monde et des chiens qui galopent en tous sens et à toute vitesse sur le point d’éclatement des vagues. Au bout de la passerelle en bois, les pieds commencent à s’enfoncer lourdement dans le sable jusqu’à ce qu’ils trouvent le bon endroit pour s’arrêter, ni trop près ni trop loin de l’eau. On pose ses affaires, on étale la serviette soigneusement, dans le sens du vent, puis on procède à l’opération de protection dermatologique, pour que le soleil puisse brunir tranquillement sans brûler. On est prêts pour la première inspection de la journée. Suivant la plage où l’on se trouve, l’eau est glaciale à faire blêmir le sang, froide, acceptable, bonne ou très bonne, quand les vents et les marées s’accordent entre eux pour venir du levant. De toute façon et quelle que soit la température de l’eau, un phénomène tout à fait étrange se produit : on se baigne quand même. On reste dans l’eau le temps qu’on peut y tenir, dix minutes ou une demi-heure, puis on revient au point d’ancrage, la serviette déjà toute chaude par le soleil. C’est généralement à ce moment-là que je commence à m’ennuyer. Impossible de lire, parler demande beaucoup d’efforts si bien qu’on évite cette activité. Je scrute le sable avec mes doigts, à la recherche de rien du tout, tâche qui aboutit toujours à quelque chose. Parfois je trouve des brindilles, des coquillages brisés, des coquilles d’oursin d’où émergent des pattes de crabes bébés, qui s’en servent comme gîte et moyen de locomotion, quelques rares galets multiformes. Parfois, bien-sûr, je trouve ce que je ne veux pas. Cette besogne terminée, je rapetisse le sable, me retourne vers le paysage humain, car c’est tout ce qui me reste. Les deux hommes qui bavardaient dans l’eau quand je me baignais tout à l’heure s’y trouvent encore. Ayant perçu leur sujet de conversation, je me demande comment ils peuvent le tenir aussi longtemps. L’animation est dans tous leurs gestes et de temps en temps le vent m’apporte quelques-unes de leurs paroles. Le matin, les voix sur la plage sont claires et lumineuses, l’après-midi, elles ont le timbre que je préfère, arrivant jusqu’à nous étouffées de soleil et de fatigue. Comme des murmures heureux. Sur le sable mouillé, là où il est plus facile de marcher, des couples se promènent. L’un d’eux remonte vers le sable sec et s’approche. Frère et sœur car ils se ressemblent drôlement. Ils fixent un point à l’horizon et se dirigent vers lui en parlant à voix basse. Ils portent des shorts et chemises blanches. Ne sont pas pieds nus. C’est évident qu’ils ont pris le chemin de la plage comme un raccourci pour arriver à leur destination. Ils ont l’air sérieux et concentré, d’un âge qu’ils n’apparentent pas avoir. J’aurais voulu les suivre des yeux, savoir où ils vont, mais depuis quelques minutes déjà, les aboiements désespérés d’un chien m’obligent à dévier mon regard vers le côté opposé, la ria. Effectivement sur l’une des rives, un petit caniche blanc fait un bruit d’enfer. En le regardant, on comprend pourquoi : il veut aller rejoindre son maître qui est sur l’autre rive, mais a peur de sauter. Ce dernier, s’apercevant de son angoisse, va à son secours, le prend sous son bras, puis s’approche d’une femme qui est assise dans l’eau. Ils restent ainsi quelques minutes en paisible bavardage, quand soudain, l’homme attrape lui aussi la femme par le bras et commence à marcher à contre-courant la traînant dans l’eau derrière lui, comme on ferait avec un pantin. Je me soulève aussitôt à la vue de ce dénouement insolite. La femme, ainsi traînée à travers la ria, continue de parler placidement et l’homme fait le même. Mon esprit intrigué commence à échafauder toute sorte de possibilités : cela ne semble pas du tout une scène de ménage, la femme est menée ainsi de son plein gré. J’en arrive alors à penser qu’elle souffre d’une quelconque incapacité et que l’homme est là pour l’aider. Cela me semble le plus plausible et je m’accroche à cette hypothèse tout en suivant du regard ces étranges promeneurs. Par moments, le chien glisse du bras de l’homme et commence à gigoter de peur. Celui-ci s’arrête un moment pour le caler à nouveau contre lui. Les voilà enfin arrivés au bout de la ria ; le chien saute sur le rivage en direction à un parasol rouge, l’homme lâche la main de la femme, qui reste un moment assise dans une flaque d’eau, puis, telle Lazare, se lève et commence à marcher en direction au même parasol rouge. Je n’en reviens pas ; ma thèse vient de s’écrouler en quelques secondes et j’en appelle au soutien de mes compagnons de plage qui ne s’en émeuvent pas outre mesure. Je laisse tomber et me rabats à nouveau sur le bord de l’eau où le paysage humain a complètement changé. Les affaires sont maintenant sérieuses : plusieurs vacanciers ratissent le sable de leurs talons un seau à la main. On trouve ce nouveau spectacle absolument ridicule mais on le comprend car sur ces plages du sud les tellines abondent et sont absolument délicieuses. Mine de rien, j’enfonce mon talon dans le sable juste pour voir ce qui arrive. Pas besoin de creuser longtemps ; je me relève d’un coup et attrape le bivalve clair. En un instant, nous imitons ceux qui nous critiquions fortement quelques instants plus tôt. En moins d’une heure nous avons rempli une bouteille d’eau transformée en réservoir. Et une deuxième. Un dernier plongeon comme une récompense pour tous ces efforts et nous partons satisfaits. Les pas alourdis sur le sable brûlant deviennent lents et pénibles. Plus tard, sous les vignes grimpantes, on racontera cette matinée à ceux qui la connaissent déjà.
Quel beau texte ! Cinématographique. « Impossible de lire », c’est normal il y a tellement à voir sur cette plage… tellement passionnant d’observer toute cette activité, d’imaginer les vies. Beaucoup aimé aussi la description du rituel d’arrivée sur la plage… Merci Helena !
Merci, Isabelle ! Les choses que l’on découvre quand on s’ennuie, ce que j’adore faire d’ailleurs !
Je salue la vitalité de la construction de ce texte et (bien tardivement) ton retour parmi nous, que j’espérais. Avant d’ouvrir ton texte, j’avais lu une nouvelle de Simenon : Touristes de bananes, ou les Adams de Chicago et les Èves de Manchester ou d’Oslo dans les nouveaux paradis terrestres, où il est également question de sable et d’ennui et que je conseille (ainsi que tout le recueil (la mauvaise étoile).
Oh, merci Emmanuelle ! Si contente d’être ici de nouveau. Je vais lire Simenon, oui, merci de la recommandation (tes suggestions de lecture sont formidables !)
Tout passe par les organes des sens, les yeux les oreilles la peau. C’est délicieux et nous, on ne s’ennuie pas à te lire, Helena. Merci d’avoir partagé un bout de plage avec nous.
Merci infiniment, Cécile ! J’ai hésité avant de publier ce texte, me disant que c’était ennuyeux ! 🙂
On ne s »ennuie pas une seconde – et même si c’était le cas on bronzerait… Ah la plage… Merci du moment
Oui, la plage, quelle envie de m’y perdre et de m’y ennuyer ! Merci, Piero !