Lorsque nous tenions la pension de famille il y avait toujours des clients aux noms étonnants. Peut-être parce que l’on est proche de la gare et que les voyageurs portent des noms insolites. Certains faisaient escale sans jamais repartir. Ils pendaient leur imperméable à la patère derrière la porte et la laissait pour les jours de pluie, les jours difficiles disaient-ils. D’autres repartaient quelques heures plus tard après un café ou un ballon de blanc, parfois le lendemain laissant leurs rires balayer le plancher à la fermeture. Il y avait les habitués. Noël, Joseph et Edmond que Marcel avait rencontré lorsqu’il travaillait sur les chantiers naval, l’homme au grand chapeau qui ne voulait jamais se découvrir de peur de laisser ses pensées s’échapper, celui qui s’endormait sur sa chaise après un verre de blanc, celui qui fredonnait dès sa tasse de café du matin. Il y avait aussi Françoise, l’habituée de onze heures, aux doigts raidis par l’arthrose. Le patron lui servait un verre de blanc qu’elle buvait cul sec, le remplissait une deuxième fois puis une troisième et accompagnait son départ par un automatique : à demain Françoise ! L’été, c’étaient des visiteurs d’un jour ou de plusieurs nuits, des visiteuses aux cheveux lisses portant chapeaux et vestes élégantes, venues danser ou boire un thé. Il y avait un ciel immense, le vol des hirondelles, leur traversée d’est en ouest et le chant des rouges gorges. Laissée ouverte, la porte happait les allées et venues, son carillon de fer gris sonnant sous le courant d’air. On frappait à la vitre, au-dessous de l’inscription « Chez Marcel. Tel 37-74 », simplement pour le plaisir de s’annoncer et on traversait le café déserté pour rejoindre la terrasse extérieure. Des tables rondes en fer forgé à l’ombre d’une glycine au tronc que l’on ne pouvait prendre entre ses bras, des assises de chaises agrémentées des coussins qu’Augustine avait confectionné durant l’hiver, un bouquet sur chaque table et de la musique parfois. Des clientes aux cols claudine accompagnées de leur mari, surveillant leurs enfants, culottes courtes, jupes et gilets blancs, s’installaient près des parterres fleuris de dahlias orangés, tulipes multicolores et marguerites. Ils discutaient et riaient jusqu’à la fin de l’après-midi. Restaient jusqu’au soir les jeunes hommes et les jeunes femmes perdus dans des discussions sans fin, allongés souplement près du ruisseau sur une nappe de tissus ou assis en amazone sur la margelle du pont rafraîchie de mousse cherchant des yeux les grenouilles, s’effrayant aux mouvements inconnus des plantes aquatiques, se cachant derrière la cabane à outils une bouteille dans une main, un verre dans l’autre. L’hiver le mobilier de la terrasse était rentré dans un cagibi aux recoins tissés de toiles d’araignées, à l’exception d’une table et d’une chaise. Augustine y essuyait la rosée chaque matin avant de s’y asseoir un moment pour observer les fruitiers sans feuille, les poiriers et les pommiers au premier plan, le cerisier prenant tout l’espace à droite dans le fond du jardin, ses racines puisant dans l’eau du ruisseau. Elle tendait peu à peu l’oreille aux premiers clients installés face au zinc, bleus de travail et costumes bien repassés, le timbre de leurs voix s’échauffant à la lecture des nouvelles. Les clients pouvaient claironner en chœur leurs exploits de pêche, s’animer sur des questions politique. C’était une vague qui décollait les coudes du zinc et mettait en mouvement le corps. On s’interpellait d’un bout à l’autre du comptoir. Puis tout se calmait. Dans la salle attenante, les voix des pensionnaires étaient feutrées, parfois muettes, on parlait d’une voix flûtée du chapeau en vitrine découvert aux Nouvelles Galeries ou des gants en dentelles qu’il faudrait se procurer.