Les fillettes qui entrent en collants rose, en justaucorps et en chignon tiré, ont une démarche en petits pas, presque sur la pointe des pieds. L’hiver elles ont enfilé un blouson par-dessus leur tenue de danse, l’été on aperçoit leur épaule nue où se suspend la lanière de leur sac de toile. Elles poussent la porte vitrée, montent l’escalier en spirale en se tenant à la rampe, se retrouvent dans le vestiaire d’où quelques sons s’échappent de leurs bavardages tandis qu’elles traquent le moindre cheveu qui voudrait se libérer. En trottinant encore, ressorties du vestiaire, elles rasent une vitre en triangle, du sol jusqu’au plafond, qui donne sur le parking et d’où elles guetteront, une fois le cours fini, la voiture qui les attend. Les plus fières portent leurs pointes à la main. Dans la vaste salle de cours, un vieux poster de Preljocaj présente un coin fatigué. Les barres sont bien fixées sur trois des quatre murs, la mesure est donnée d’une voix tonique, 1-2-3-4 s’entend plus que la musique transmise via bluetooth, en mono sur une vieille sono. Le plafond pentu rappelle que dans ces locaux étaient des ateliers dont les studios ont gardé le nom : Decanis. Les toitures laissent passer la froideur de décembre, les ouvertures sont trop petites pour donner de l’air aux répétitions supplémentaires du mois de juin. Sur les poutres en hauteur traînent depuis des années des toiles d’araignées. Les parents se succèdent dans les espaces communs, s’affalent sur les canapés, motivés ou résignés, bavards ou isolés. Le même air de batterie se répète de mercredi en mercredi. La mesure est partout, dans chaque pièce on compte, on reprend, on revient. Les vitres intérieures, si elles ne laissent pas passer beaucoup de son, donnent le ton. Les élèves de la leçon de piano s’égayent en sortant, les uns après les autres, les petits frères les poursuivent, tous baissant d’un ton quand ils passent à proximité de la porte entrouverte sur les danseuses classique, ils redescendent l’escalier, disent à peine au revoir, passent la porte vitrée qui claque. Le temps qui s’est accéléré vient maintenant se déposer sur le comptoir où, une fesse sur un haut tabouret, des habituées demandent un verre de vin ou café. Le patron les sert, nonchalant, avec des lunettes rondes. Quand il n’a personne avec qui bavarder, il soulève un papier sur son petit bureau à côté de l’entrée, encombré, où il peine à trouver ses fiches quand un nouveau veut s’inscrire. Dehors devant la porte, des trentenaires dégingandés, une bière à la main, se la jouent cool, vêtements amples ils parlent haut, dread locks, turbans, barbe juste comme il faut. Certains sont de vrais musicos. Ils ne parlent pas trop, foncent vers le studio, s’enferment. Parfois passe une grosse caisse. Plus souvent quelques guitares, des basses dans leur étui noir. Les tarifs de location de salles sont affichés à côté du prix des consommation. L’insonorisation, bien pensée, suscite les louanges de tous les usagers. Le quart de queue au milieu du passage, personne ne se souvient de l’avoir entendu. Juste au dessus, un écran télé est suspendu au mur. Le samedi petits et grands récitent en chœur leur solfège. À la fête de fin d’année les plus jeunes ont chacun un grand bâton de bois qui, lorsqu’on le frappe, donne une note différente : ensemble avec leur professeur, ils sont un xylophone géant, tous petits qu’ils sont. Les ventilateurs tournent dans la salle de concert tout au bout du couloir, la lumière des portables qui filment sans arrêt gêne les têtes qui se balancent dans les rangées du fond. Sur la scènes les débutants sont en duo avec leurs enseignants, les plus avancés font des jam session, batteurs, pianistes et trompettistes ont travaillé des morceaux ensemble. Au bar bières et bonbons clôturent la saison et les grandes du cours de danse courent dans l’escalier à spirale pour redescendre le gros bouquet qu’elles vont offrir comme chaque année. Personne ne regarde les poutres apparentes.
J’aime beaucoup la fluidité du texte. Je suis au milieu je vois tout même les poutres apparentes. Merci Laure
merci pour ce commentaire Gilda
Forcément, j’ai pensé aux petites ballerines de L’âge heureux, un feuilleton pour les vieux/vieilles comme moi ! C’est très vivant, on est dans cette foule d’élèves, de profs, de musicos trentenaires, et on y est bien… Moi aussi, j’ai vu les poutres ! Merci, Laure !
merci pour cette appréciation
.. c’est fort.. j’ai fait grâce à ce texte une virée au centre socio culturel de mon enfance…plein de souvenirs qui remontent… ça brasse… ce cycle. On lit quelques mots et puis…. c’était pas prévu un flot d’images prennent au ventre.. Merci !!
oui, l’imprévu de ces ateliers marathon, dans l’essoufflement, dans l’effort, des images puisées au fond de nous.