Le cabinet se situe dans un de ces groupements médicaux où l’on trouve plusieurs praticiens. Il y a ici le kiné et l’ostéopathe chez qui je vais régulièrement, pour des soins ou à titre préventif. Deux secrétaires sont derrière la banque d’accueil. Nous ne nous y arrêtons pas. Nous savons très bien où nous allons.
Je clopine sur mes béquilles jusqu’à la salle d’attente. A force j’ai l’habitude, je maîtrise très bien cette démarche de claudication. Je pourrais même me débrouiller seule mais ma mère persiste à vouloir m’accompagner. C’est elle qui ouvre la porte, j’entre à sa suite.
Il y a quatre personnes devant nous. C’est peu et trop à la fois. Qua-tre-per-sonnes. Prendre appui sur les quatre pour tenir. Se concentrer. Ne pas penser à sa propre douleur. Penser à la leur. La substituer à la sienne. C’est un truc, je me dis, un bon truc pour tenir, pour résister. Pour patienter aussi.
Il y a cet homme, mat de peau, sourcil froncé, l’œil gris acier mobile, inquiet, qui circule, tourne, dévisage . En polo et jean-basket, corps long, délié, les pieds repliés sous le siège, les mains nouées, doigts tordus les uns dans les autres comme s’il tentait d’essorer le vide. Un peu comme les fumeurs qui s’arrêtent, se sèvrent trop brutalement. Je pense à mon oncle Jules, exactement même geste qui dit l’addiction et la difficulté d’arrêter. Ce sont peut-être des mains qui tiennent quelque chose d’habitude. J’essaie d’imaginer. Il joue au tennis ou alors il fait de l’escrime. Peut-être un souci tendineux. Tennis elbow. Je ne sais pas trop ce que c’est, je trouve juste le nom classe. On a l’air de souffrir avec une blessure stylée. Rien à voir avec mes ligaments croisés antérieurs du genou.
Il me regarde et tente un sourire qui se transforme en grimace. Il en devient presque effrayant. Je rougis un peu, je le sens dans mes joues, leur chaleur brusque montée aux pommettes. Mon paradoxe. Adorer dévisager les autres, détester qu’on me dévisage.
Je détourne la tête. En visée le gamin, environ dix ans, accompagné par sa mère qui semble l’ignorer totalement. Un peu comme la mienne. C’est à se demander si toutes les mères de sportifs finissent blasées par les bobos répétés de leur progéniture.
J’observe à la dérobée, d’un regard sans doute un peu fuyant, en tout cas qui ne fixe pas de façon ostensible que l’homme. Le garçon porte un tee-shirt de l’om, un short et des chaussures de sport Nike. Pas d’ambiguïté, il est footballeur. Il ne parle pas, il est scotché à son smartphone. La mère aussi. On dirait qu’il joue. Ses doigts sont rapides. Un jeu où on marque des buts. Ce serait logique mais en vrai, je ne vois pas, je ne suis pas bien située, pas dans le bon angle, mon regard doit contourner l’obstacle de la coque, l’inclinaison insuffisante de l’écran. Quand même, je devine les joueurs et le but. Le visage du garçon est lisse, sauf une ride au front qui s’accentue parfois dans le jeu, dans l’action, et son nez se retousse, ses narines s’ouvrent. Et ses pieds dansent au sol comme s’il allait shooter lui-même, comme s’il devait d’abord dribbler.
Le garçon vient de perdre. Son visage s’est assombri et crispé, renfrogné, swipant sur l’écran, bouche pincée. J’aurais presque entendu un juron sortir de sa bouche muette. Il a lancé un si regard noir à sa mère ! Comme si elle y était pour quelque chose. Sa mère qui ne sait rien de cet échec, sa mère qui continue à tapoter on ne sait quoi, probablement sur les réseaux sociaux. Et maintenant, il tape un pied sur celui de la chaise, pupilles dans le vague, plantées dans le mur trop vide d’en face.
La femme assise à côté de ma mère est jeune et très mince, des muscles longilignes, pieds tendus, pointes tirées, première position, en-dehors marqué, elle me fait penser à L. Une danseuse, j’en mettrais mon genou bousillé au feu. C’est la prochaine à passer. C’est dommage. J’aimais bien la regarder, son visage dégagé, ses cheveux relevés en queue haute, son cou de cygne. Habillée toute en noire, elle se lève avec délicatesse et une lenteur mesurée. Elle me regarde de ses yeux gris très doux, me sourit d’un air un peu triste. C’est là qu’elle me fait penser le plus à L. en réalité, ce visage, ce regard mélancolique. Le médecin sort avec le patient précédent, le raccompagne. De sa démarche souple, raidie par un blocage du pied droit, elle le suit dans son cabinet. Je reste seule avec ma douleur. Parce seule ou avec mère à mes côtés, c’est pareil. Ma mère qui me tance sévèrement, qui pense évidemment que ma façon de fixer ainsi les gens, ça ne se fait pas, que je suis indiscrète.
La douleur me lance, j’inspire une grande bouffée d’air pour la calmer et j’expire en même temps ma lassitude. Ma mère me dirait que je m’écoute. Que faudrait-il écouter d’autre dans cette atmosphère aseptisée, ces quatre murs ennuyeux, ce silence pesant ?