#13 | La place Saint-Sulpice en 745 mots
En sortant de l’école des Beaux-Arts, le midi, j’allais régulièrement sur la place Saint-Sulpice, à deux rues, pour y chercher et peut-être trouver cet homme qui, aux yeux de tous avait l’apparence d’un clochard, étant presqu’un motif dans le décor, ou encore un monument de Paris au même titre que la tour Eiffel, mais qui était avant tout cela, mon père vagabond. Il avait trouvé son point d’ancrage ici-même d’où il allait et venait. Ladite place était ornée d’une fontaine en son centre, l’eau jaillissant des gueules ouvertes des statues de lions, en courbes mouvantes, coulant à flots durant l’été, saison pendant laquelle touristes et parisiens venaient remplir leurs bouteilles vides et s’étancher la soif pendant que les pigeons se baquaient, au frais. Les rires et bavardages faisaient comme une auréole contrastant avec le calme de la place en hiver, la fontaine alors asséchée.
Les gens s’asseyaient sur son rebord arrondi en un cercle au centre de la place dallée. La fontaine était entourée de bancs publics, et en face la majestueuse église était à cette époque en travaux : on approchait les années 2000, les échafaudages semblaient monter jusqu’au ciel et masquer sa beauté. Les enfants couraient et criaient à travers cette place, également encadrée par des cafés chics et la gendarmerie qui semblait toujours en mouvement, les policiers, entrant et venant à chaque instant. Sur un banc, un homme était allongé, s’étant fait un oreiller avec sa veste et lisant un livre qui l’absorbait tout entier J’aimais à deviner les lectures des gens croisés et faisais parfois des gymnastiques invraisemblables pour deviner les titres. Je m’agenouillais donc pour faire mon lacet, me retrouvant nez à nez avec les pigeons qui s’ébrouaient et couraient en tous sens pour attraper les menus morceaux de pain que leur lançaient une femme courbée par le grand âge et j’apercevais le début du titre me laissant rêver aux possibilités infinies du livre qui était lu « l’homme sans… » et je digressais en moi-même sur la multitude des titres que j’inventais en concluant que l’homme sans qualités était pour sûr un bon choix. J’en étais là de mes pensées en regardant cette place où j’aimais venir par la rue Bonaparte même si je n’arrivais jamais ici sans appréhension, ne sachant pas à l’avance si s’y trouverais mon père et dans quel état. Serait-il assis sur les marches de l’église, attendant quelques pièces ou bien serait-il ivre avec ses compagnons d’infortune ? Le téléphone portable n’était pas encore très en vogue et cela rendait mes visites aléatoires. Parfois j’attendais discrètement sur un banc public aux lattes de bois peintes en vert et j’observais les familles qui allaient et venaient, qui dans leurs beaux habits, qui avec un chien en laisse, désespéré de ne pouvoir courir, qui avec un landau d’où venait les pleurs d’un nouveau-né, qui courant après quoi ? Et je faisais semblant de lire, l’air concentrée, tout en écoutant les conversations à la dérobée, en véritable enquêtrice de la vie quotidienne. Bien malgré moi, ma curiosité me devançant. Puis, lorsque je me décidai à aller vers ce fameux banc où ils avaient leur place délimitée par les bouteilles de vin au sol, parlant et riant fort, l’ivresse aidant, je sentais alors des regards silencieux et interrogateurs se poser sur moi, ce qui me gênait et m’atteignait dans mon être profond. Une honte subite m’envahissait tout autant qu’une fierté et je ne savais pas exactement ce que je ressentais ; passant d’un univers à un autre, du luxe à la pauvreté, de la sobriété à l’ébriété sauvage, de ma solitude à la multitude bruyante, ces hommes hurlant au petit chien « Whisky » de revenir ici ; et je regardais alors cette place sous un angle différent. Je l’appréhendais maintenant avec le regard posé sur nous qui dérangions l’ordre établi et les convenances de la bonne conduite. Et c’était alors moi l’intruse dans ce groupe, que tous regardaient, d’un côté ou de l’autre. J’essayais alors de m’extraire sous un prétexte quelconque, comme on arrache une dent avec une ficelle, d’un coup, tout en regardant quelques secondes encore cette belle place où les gens mangeaient des sandwichs, s’embrassaient et prenaient soin de s’écarter de ce banc-territoire, lieu qu’avaient investi mon père et ses amis. Je revenais toujours très chamboulée de ce lieu car c’était la terrasse de mon père, celui-ci vivant dans l’église ou dans le parking souterrain dont l’accès était un petit escalier discret donnant sur cette place.