À la fois rond point et carrefour, la place dessert la rue Benedit, serpente vers la Belle de Mai. Le Boulevard Camille Flammarion la coupe de part en part, longe le parc Longchamp deviné derrière un large mur coiffé d’arbres pour rejoindre les Chutes Lavie, et court en sens inverse vers la gare Saint Charles. Le boulevard Montricher longe l’autre versant du parc, descend vers les bus touristiques et le tram. Il est 16h15, une femme peste devant les containers de tri débordant de détritus, rebrousse chemin. Derrière une large grille noire, faisant face à « l’école communale de garçons », deux escaliers en colimaçon mènent symétriquement à l’institut de recherche en biologie marine, caché dans l’aile gauche du parc. Quelques chats y vagabondent, quelques rats parfois longent le mur en baissant les oreilles et disparaissent vivement, révélant la présence de trous sous le petit arbre récemment planté, dans la pierre fendue qui cercle le parc. Aux pieds d’un banc tout près du parking à trottinette, une petite femme bossue dépose un sac de pain sec et de pelures, un homme assis sur l’autre banc, sous la pancarte « interdiction de nourrir les pigeons », la regarde indigné, les yeux sévères. Des femmes et des hommes s’approchent pour rejoindre la masse humaine qui gonfle lentement devant l’école. Il est 16h20. Un ban de perruches survole en piaillant les voitures qui se multiplient autour de la statue de pierre grise au centre d’un cercle de béton rouge. Elle surmonte un socle assez haut pour qu’elle domine l’ambiance — deux jeunes hommes nus muscles saillants posent assis, enveloppés d’un drapé flou façon Michel Ange: l’un regarde le sol, l’autre, sans tête, lève les bras, ses mains sont fondues dans le buste carré, apparemment inachevé, d’un troisième personnage habillé, foulard au vent et cheveux longs, disposé au dessus d’eux, comme s’il en était le maître ou le créateur. La statue sans volume, sans charisme, au dos plat, n’a pas de plaque descriptive, pas de signature, et parait incongrue, inadéquate. Le volume sonore se densifie, les voitures klaxonnent pour agresser d’autres voitures garées en double file, encombrant la circulation. Les voix montent, cris d’enfants, de scooters, vélos pressés, il est 16h25, la terrasse du bar-tabac est bondée, un homme y attend ses enfants, les yeux cernés il boit une bière, sa femme le rejoint avec une poussette où un bébé agite ses doigts sur un énorme téléphone, une femme blonde aux ongles effilés est assise tout près avec sa bière et ses trois dents, offre un sourire à chaque passant. Le vendeur de cigarettes est sorti de sa cabine, cherche les rayons du soleil entre les platanes, y fait briller ses tatouages tandis que la pression monte devant l’école, le trottoir est maintenant trop petit, une porte s’ouvre, faux espoir, ce n’est que l’agent de circulation qui part s’installer sur le passage piéton. Au coude à coude les corps se tendent vers les portes closes, exécutent une chorégraphie discrète qui les engage à se placer alternativement les uns devant les autres afin d’être chacun les premiers à être aperçus par leur progéniture, d’autres corps arrivent en courant, paquets de viennoiseries aux mains, certains, plus rares, observent la façade du bâtiment afin de poser les yeux quelque part, la vieille inscription en céramique, les slogans tagués contre l’extrême droite, le sexisme, ou les deux, d’autres encore regardent l’heure toutes les minutes, s’adossent aux barrières, se serrent contre les panneaux électoraux flanqués de têtes énormes et déchirées. La patience trouve sa limite juste après 16h30; les deux portes sont encore fermées. Les parents, les grands-parents se regardent en fronçant les sourcils, certains s’approchent des portes pour écouter, guetter, d’autres n’ont pas vu l’heure, se plaignent en criant de la chaleur, des moustiques, du mistral, de la grippe, de la fatigue, de la maîtresse qui demande trop d’évaluations, regards cordiaux, méfiants, impatience fébrile, les portes s’ouvrent, on aperçoit la cour au loin, derrière les paquets d’enfants échevelés et en sueur qui font un dernier effort pour bien se tenir. Un instituteur, puis une institutrice accompagnent en souriant les groupes vers la sortie, veillent au calme, tiennent leur fonction dans leurs sourires, classe après classe deux par deux les corps sont aspirés par la frontière qui signe l’explosion des rangs, du calme, des lignes. La foule se disperse comme un ban de poissons, rapide, sûre de sa destination, sans volonté de promenade. À 16h35 la place Leverrier est dégagée, presque vide, la femme aux trois dent sourit toujours, assise à la terrasse du bar-tabac.
2 commentaires à propos de “#anthologie #13 | la Place Leverrier en 750 mots”
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Je reconnais si bien cette placette que je traverse aussi tous les jours, dans ce moment clé de la journée, comme aussi le matin à l’entrée. Super idée pour décrire ces coins de la ville en effet qui semblent vivre seulement en lien avec l’école.
Et du coup ce final si puissant avec la sortie de l’école :
les corps sont aspirés par la frontière qui signe l’explosion des rangs, du calme, des lignes. La foule se disperse comme un ban de poissons, rapide, sûre de sa destination, sans volonté de promenade.
Merci, Lisa. On se croisera probablement à la place Leverrier.
Chouette de lire ta description de cette place près de laquelle nous nous étions rencontrées…