L’escalator et, au travers de la paroi de plexiglas, l’image de la ville se distordant, tremblante, vacillante, ou bien invisible, cachée par des gifles de pluie, des coulures, des buées. Toujours à l’étage, le même, était-ce bien le second ? L’arrêt, les quelques pas sur des grilles, puis les portes coulissantes, la moquette, l’atténuation des bruits par la moquette. Le temple que forme ici, par l’absence de bruit, la bibliothèque. Le silence saute au visage et on se dirige vers l’aile vitrée qui donne sur la rue Réaumur Les envolées de pigeons, les jours maussades, les jours brûlants. La solitude augmente à chaque fois qu’on vient ici s’asseoir à la table, presque toujours la même, avec un livre attrapé souvent par hasard, peut-être pour avoir une contenance, un prétexte, à observer l’autre, tous les autres. Les étudiants concentrés, leurs stylos grattant sur le papier, le bruit des pages qui se tournent méthodiquement. Les personnes âgées, plongées dans la lecture, avec des lunettes au bout du nez, absorbées par les journaux ou les magazines. Les structures métalliques de la bibliothèque, les poutres apparentes, les ascenseurs vitrés qui montent et descendent sans arrêt. Les escaliers en colimaçon, les rampes d’accès, les murs colorés et les panneaux d’information ajoutant à l’architecture unique de Beaubourg. Le bourdonnement constant des conversations feutrées, les murmures étouffés toute l’impression d’une ambiance studieuse. Les bruits des photocopieuses en marche, les chariots remplis de livres roulés par les bibliothécaires, les crayons grattant le papier dans un rythme régulier. Les expositions temporaires, visitées à l’occasion, les jours de gratuité Les vues plongeant sur la rue animée, ou vers le ciel, dodelinement du cou, étirements, les piétons qui passent, les touristes prenant des photos, tous observés à travers les grandes baies vitrées. Les jeux de lumière traversant les vitres, les ombres projetées sur les murs intérieurs, changeant avec le rythme du jour. Les affiches d’événements culturels et artistiques tapissant les murs, créant un décor vivant et mouvant. Les files d’attente aux guichets d’information, les enfants curieux tirant leurs parents vers les sections jeunesse. Les titres des magazines …Ces titres apparaissent de manière régulière, s’intercalant dans le fil du texte, et soulignant les changements sociaux et politiques observés à travers les années. Toutes ces silhouettes se mêlent encore à la vision vague des couvertures de livres, au formatage des caractères noirs sur blanc, à l’espace vide entre les paragraphes, à tous ces non-dits qu’on s’amuse à remplir comme on le peut avec si peu de moyens, tant de désir. Du désir qui vient d’où, d’ailleurs ? Les allées et venues ici, la place qu’…Chaque semaine, les couvertures des magazines apportent leur lot de nouvelles, un reflet de l’époque :
1981 : « La Révolution de la TV : Lancement de la Chaîne Canal+ ».
1983 : « Jean-Marie Le Pen et la naissance du Front National ».
1984 : « Naissance de La Cinq : La Première Chaîne Privée Gratuite en France ».
1985 : « Expansion Stratégique : Bolloré se Lance dans les Médias ».
1986 : « Déréglementation des Médias : Vers une Nouvelle Ère Télévisuelle ».
1988 : « Choc au premier tour : Le Pen qualifié pour le second tour de la présidentielle ».
1990 : « Carrefour : La Grande Distribution Révolutionnée ».
1992 : « TF1, la Chaîne Privée Leader : Quelles Conséquences pour le Service Public? ».
1995 : « La percée de Le Pen aux municipales : Quel avenir pour la France? ».
Ces couvertures, comme des meurtrières sur le monde extérieur, décochant au fur et à mesure du changement, des bouleversements, les espoirs les dégoûts, les peurs jalonnant les années. La bibliothèque refuge, sanctuaire, mais aussi témoin impassible de l’évolution de la société. Au fil des pages tournées par tous les temps on se retrouve à errer dans une drôle d’histoire. Tout se modifie si vite tout autour alors que le lieu reste immuable, un phare dans la nuit L’idée de la bibliothèque en soi ou pour autrui, l’idée du livre, de la culture dans une époque donnée, le temps qu’il faut pour comprendre la nature de nos illusions, pour comprendre l’essentiel des scories formant la gangue de nos espoirs, le temps de se débarrasser de l’excédent, du superflu, peut-être d’une jeunesse tout simplement, d’une soi-disant immaturité, va savoir, et à la fin se refaire une naïveté neuve, pas d’autre choix.