#anthologie #13| F = qE + qv ∧B

C’est avant. J’ai la chance d’être matinale, ce qui me permet d’être la première à arriver ici, quand mes bras ne tombent pas trop dès le matin. Je monte les trois marches, pour le moment encore sans me servir des rambardes mais il se rapproche de plus en plus, jette négligemment le cinquième ou sixième mégot du matin devant la porte en me disant que je sortirai le cendrier incessamment sous peu, ce qui arrive toujours assez tardivement dans la journée pour finir, insère la clef du verrou dans le premier, qui s’ouvre « à l’anglaise » car monté à l’envers, puis le deuxième qui s’ouvre normalement, comme si « à l’anglaise » n’était pas normal, puis j’ouvre la porte pour la première fois de la journée.

A l’intérieur, pas de lumière. C’est à moi que revient l’honneur. Dans un souci d’efficacité maximale et absurde, il m’arrive de me demander gravement si je ne gagnerai une précieuse demi-seconde en préparant le lave-vaisselle avant d’aller actionner les fusibles. En fait, je me pose cette question tous les matins. Absurdement, je calcule déjà chaque mouvement. J’ai fini par accepter ces comptages, et de faire la liste mentalement des éléments à prendre sur le chemin des fusibles. C’est que des demi-secondes, ça se gagne tout au long de la journée. Et d’oublier toujours un élément qui me fait gaspiller bêtement toutes ces demi-secondes durement gagnées. Ce qui ne m’empêchent aucunement de recommencer les mêmes schémas, tous les matins.

Une fois les lumières allumées, les éléments ramenés, le lave-vaisselle réveillé, je regarde le plan de travail et met en place la stratégie du jour. C’est qu’on ne parle plus en demi-secondes, je peux carrément gagner des minutes si je mets en place la bonne stratégie ! Crèmes brûlés, enfournées dans le four en face, au Métamicien, pour garder les deux premiers fours pour le reste, puis pains perdus, vite, pour qu’ils cuisent assez rapidement pour pouvoir enfourner les poivrons, pendant ce temps gagné, éplucher les pommes, préparer le café. Le café coule, vite ! Sortir la terrasse. Et une fois le panneau « ouvert » mis en place sur la poignée de la porte, regarder filer les précieuses demi-secondes et minutes entières filées au gré du premier café/clope de la journée sur la terrasse.

A ce moment-là, je ne suis plus potentiellement seule avec les éléments. N’importe qui peut venir m’interrompre. A ce moment-là, je n’ai plus la main. Il faudra faire avec « les autres ». La belle-mère qui vient demander tous les matins combien elle doit prendre de pain à la boulangerie, même voire surtout si on lui a déjà dit une bonne dizaine de fois, les clients qui laissent quasiment tomber leur vélos sur les murets de la terrasse sans jamais s’apercevoir qu’en faisant ça ils ne laissent absolument aucune place à qui que ce soit de passer sur le trottoir, la compagne qui arrive un peu plus tard et va enchaîner sur les préparations salées et les tartes, les livreurs, dont Sylvain ! dont je me souviens du prénom uniquement pour son rapport avec le mot sylvestre et que je salue si fort à chaque fois qu’il passe la porte qu’il en sourit tel un jeune arbre en plein croissance, les gens passant devant le menu « plaisirs du jour » exposé sur la terrasse qui découvrent l’endroit sentant bien quelque chose de différent et qui, selon leur niveau d’acceptation de décalage temporel, montent ou pas les fameuses trois marches pour poser des questions, ceux qui montent les trois marches sans poser de questions et les redescendent aussi vite parce qu’ils savent déjà tout et n’ont donc rien à apprendre ici.

Puis c’est midi, le service en tant que tel, celui que « les français » attendent pour voir si c’est vraiment un restaurant ou pas. Certains nous font l’honneur au début dudit service, étant donné le peu de tables qu’ils peuvent percer et voir, on sent bien qu’ils font leur bonne action de la semaine en soutenant le petit salon de thé du village. Puis ils commencent à manger les préparations salées. Sur leurs visages, souvent, l’étonnement. Puis les « autres » clients arrivent, réservent leurs tables pour le deuxième, le troisième, le quatrième service. Et là certains de ces visages bonhommes du début de service commencent à changer d’expression. Je vois bien que les questions fusent à l’intérieur, hélas, j’ai rarement le temps de leur donner pour qu’ils me les posent. Il faudra donc qu’ils y répondent par eux-mêmes la plupart du temps.

A propos de Alexia

Chercheuse par diplôme (Master 2, 2018) en littérature anglaise du 20ème siècle à Tours, indépendante car pas rattachée à une université pour l'heure, je fais des mousses au chocolat, des îles flottantes, du pain perdu caramel, des meringues, des crèmes brûlées...un jour, j'arriverais au niveau de la tarte au citron de Blanche!!! je l'aurais un jour!!! je l'aurais!!! En attendant, j'épluche aussi des pommes...

2 commentaires à propos de “#anthologie #13| F = qE + qv ∧B”

  1. Lecture matinale.. qui donne bien envie d’aller s’y attabler, là bas! Merci pour la fraicheur des mots, la chaleur des matières, travaillées, et la fumée de.. cloppe!