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J’ai mal aux pieds.
Les rues sont envahies par les badauds. On se bouscule, parle fort, c’est dimanche ; la brocante bat son plein. Les familles exposent à terre ou sur des planches portées par des tréteaux, parfois sur une table “pas à vendre”. C’est le règne du plastique tiré – pour combien de temps – des placards, des greniers. Collections en tout genre : porte-clefs, figurines armées jusqu’aux dents, canards, lapins, chats et chouettes. On n’hésite pas à réclamer la forte somme pour une assiette ébréchée ; on est prêt à faire “un petit prix”. Un seul mot d’ordre : vendre !!! On est sûr de “tout débarrasser”, c’est le pactole. Entre ces aguicheurs du dérisoire, je traîne la patte. Je suis dans l’autre camp, je “chine”. Mon rêve, un Zeiss Ikon 1930, format 6×16. Sa place est déjà prête sur mon étagère. Je frémis au moindre boîtier noir, j’ouvre avec fièvre chaque sacoche pour lui faire avouer son contenu. Et voilà, mieux que le Zeiss, un Voigtlander 6×6 1937. A peine oxydé, il trône au sommet d’une pile de boîtes et de flacons de cosmétiques. Il va falloir négocier, sortir le grand jeu, gagner sur tous les tableaux pour que l’acte confère à l’objet acquis la dimension de trophée. Il propose, je décline, je contre-attaque, il crie au scandale, je mime un faux départ, il abaisse sa garde et s’engage, j’esquive, il soupire, je le tiens, nous concluons, “cent cinquante francs”, musiques, fanfares, l’objet noir, dur et lisse glisse dans le sac à dos. Il est là, oui, il est bien là !!!
J’ai mal aux pieds.
Le stade, autre territoire ouvert. Les micros annoncent le score du foot. Un triomphe pour les Bretons de C…Sept à un…un carton ; puis la sono envoie “La foule” par Edith Piaf. Ambiance, atmosphère, atmosphère… J’ai distancé A. Il cherche un plat pour le taboulé. Vert, bleu ? Profond et large, il veut en faire la surprise à sa femme, trouvera-t-il ? Isolé au cœur de la foule…il y a le Voigtlander, bosse insolite passé du bric à brac anonyme à l’identité désirante. Le long des trottoirs, une image recouvre la précédente, l’efface sans rémanence, jusqu’à l’éventaire suivant, où le jeu recommence. Au rond-point, la buvette occupe la pelouse. Derrière les monceaux de casse-croûte, les bénévoles ont le sourire, ils servent de la bière fraîche. Les chaises vertes sèchent après l’averse et les longues tables accueillent qui veut, sans façon. J’entends parler de tableaux, de faïences, j’entends rire entre les bouchées de pain croustillant. Avec le Voigtlander, je pourrais tirer des portraits ; je me demande si, en 1998, l’appareil ferait des photos façon 1937, comme celles de mes grands-parents. Cela me semble un bon départ pour une nouvelle fantastique, ou une histoire comique, presque un numéro de clowns. L’Auguste en photographe, il rate tous ses clichés du clown blanc qui se fâche et le bat…Le soleil me saisit au front et m’arrache à ma rêverie. Les voisins ont étalé leurs achats sur la table, au milieu des verres et des papiers : un abat-jour en acier m’aveugle un instant, une poupée Barbie est tout ébouriffée. La chaleur fait ruisseler mon dos. je glisse sur ma chaise et allonge ma jambe fatiguée.
Au stade, le foot a repris et le micro annonce une demi-finale. Sifflet de l’arbitre.Un moustachu me fait face, la bière imprègne ses bacchantes et s’accroche aux poils roux, il se retourne, rouge de plaisir, sa nuque dégarnie rutile. Il dispose devant lui un sandwich de belle taille et une banane presque noire. Je pense qu’il a bien fait de choisir celle-là. La houle monte, la foule encourage son équipe favorite, je ne donne pas cher des Bretons de C… qui s’étaient brillamment qualifiés. Les bouffées de chaleur semblent monter au rythme de mon cœur, c’est lourd, lent comme le vol d’un bourdon, d’un hanneton ou d’une grosse lucane.