#anthologie #13 | 745, plateau du piol

Vers 11h20, je me sens à la fois désœuvrée, vannée et ankylosée. Mon estomac commence à crier famine, et je me dis : « Vas-y, ça va te faire du bien », même si, au moment où je ferme la porte derrière moi, je doute déjà. La rue Eden Park monte en pente devant moi, et je me mets en marche. Je ne sais pas pourquoi cette rue porte un tel nom. Peut-être les terrains appartenaient ils autrefois à un passionné de rugby ? C’est peu probable. Je n’ai jamais trouvé de réponse satisfaisante à cette question.

En longeant l’Institution Nazareth qui occupe tout le côté droit de la rue, je note le silence impressionnant qui y règne. Aucun bruit ne s’échappe de ce bâtiment. Les élèves sont peut-être au réfectoire ou déjà rentrés chez eux, même s’il n’est pas encore midi. Je ressens une légère tension à l’approche du garage Eden Park, tenu par un garagiste assez âgé qui travaille inlassablement chaque jour de l’année. Devant son atelier, sur la chaussée, traînent des modèles de voitures qu’on ne voit plus beaucoup : des reliques des années 80 et 90. Le garagiste est spécialisé dans la réparation de ces vieux véhicules. La télévision est toujours allumée à l’intérieur de l’atelier et je l’entends à la volée commenter  les chiffres qui frappent son imagination : « 2,5 millions d’euros ! », « 350 000 hectares brûlés », « 13 départements en vigilance orange ». Il se tait lorsqu’il me voit passer, mais parfois me lance un bonjour agressif, comme s’il me reprochait mon mutisme effaré. Il semble souvent vouloir engager la conversation, mais le fait de manière maladroite. Il me lance des remarques comme « Ah ! Enfin un sourire » ou encore « Vous êtes mieux sans lunettes ! ». Je ne sais pas si je dois appeler cela « une drague bourdingue ». Bien que je ne sois pas contre l’idée de lui parler, je passe par là après des heures de concentration intense. La rue Eden Park représente pour moi un sas de transition entre ma matinée studieuse et le reste de la journée.

Au bout de la rue, je tourne à gauche dans une petite rue cimentée qui monte en trois virages vers le plateau du Piol. Au premier virage, je passe devant un immeuble étroit de quatre étages. Sur le rebord de la fenêtre du dernier étage, deux pots de géranium sont posés de manière précaire. Le dessous des pots en terre cuite est bien visible, ce qui fait craindre leur chute. Pourtant, même par grand vent, ils ne tombent pas, probablement fixés par un moyen invisible d’en bas. Un peintre souriant aux vêtements tâchés de blanc sort de l’immeuble. Au second virage, un mûrier et des bambous forment une haie dense, couvrant le chemin d’un dais vert sombre. Au pied du mur d’enceinte, des plantes adventices percent le crépi, Une femme aux cheveux très frisés prend des photos de cette verdure sauvage, fascinée par leur intrépidité. Au troisième virage, une bâtisse basse aux frontières de stuc attire mon attention. On y voit gravé le mot « Maioun », signifiant « maison » en nissart, le dialecte local. Juste devant, un groupe d’enfants se bousculent en riant, manifestement de retour de la piscine. C’est aussi là que je vais. Je pousse la grille et dit bonjour à la gardienne qui me regarde d’un air refrogné. La prof d’aquagym est une vieille Barbie bronzée et fripée : une blonde peroxydée refaite de la tête au pied. Sa classe est composée de dames plus ou moins bien conservées. L’entraînement de natation vient de commencer dans le bassin extérieur et le moniteur finit d’écrire le programme du jour sur un tableau blanc. Il utilise des codes qui sauf exception, s’assimilent rapidement. J’enlève mes chaussures et parcours la largeur du bassin coincé entre la bâche enroulée et le grillage. J’atteins les vestiaires extérieurs et quitte mes vêtements. J’emporte le matériel au bord du bassin (palmes, pull, plaquettes) ; je choisis ma ligne en fonction des nageurs déjà présents dans les lignes, de leur niveau et du soleil, J’enfile bonnet et lunettes et dépose le matériel et ne conserve que le pull que je brandis comme un flambeau en sautant dans l’eau pieds joints, le bras tendu au ciel comme une Statue de la Liberté sombrant dans la baie de New York. La plongée primale est un bain d’amnésie qui me fait oublier instantanément mon inconsistance.

A propos de Geneviève Flaven

Je suis née à Paris en 1969. En 2001 à Nice, j’ai fondé une agence de conseil en design puis suis partie à Shanghai pour développer mes activités. Le départ en Chine m’a mené vers l’écriture et la publication. Depuis mon retour en France en 2019, je me consacre à la création et à l’animation de projets collaboratifs de théâtre documentaire en France et dans le monde. Théâtre : The 99 project (http://www.the99project.net/ ) Blog de mes années chinoises : Shanghai confidential (https://shanghaiconfidential.wordpress.com/)

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