#anthologie #13 | 745 mots pour une vallée

Je dis Les Ménuires, mais on me dit Les Menuires. Je ne voudrais pas me faire reprendre en public. Plutôt passer pour un touriste sérieux qui aurait préparé soigneusement son excursion (ce n’est pas le cas). Prononcer correctement le nom des lieux donne un avantage d’initié et marque son appartenance au territoire. J’aimerais, moi aussi, appartenir. De toute façon, je n’habite pas (je ne loge pas temporairement) aux Me/Ménuires mais à Saint-Martin-de-Belleville, commune de Les Belleville. Or aucun village ne s’appelle Les Belleville. C’est une commune inexistante qui regroupe plusieurs villages, dont Saint-Martin-de-Belleville et Les Mé/Menuires.  Je n’ose pas poser la question lors du pot d’accueil offert par la maison du tourisme de Saint-Martin (les habitués abrègent). Nous buvons un verre de vin blanc de Savoie sur le parvis d’une église baroque. Elle me semble bien austère pour être baroque. Rien d’opulent, rien de torturé (Web). Mais à vrai dire, je ne sais pas très bien ce que c’est, le baroque. À l’intérieur, inaccessible, protégés par des caméras de vidéosurveillance, brillent les ors et la polychromie des retables (Web). Baroque donc. Par ignorance sans doute, je manifeste peu d’intérêt pour les retables. Les ex-voto du sanctuaire de Notre Dame de la Vie m’ont au contraire beaucoup plu. Certains datent de 1664. Encadré par deux arbres dont les courbes évoquent celles d’un Van-Gogh égaré au 17e  siècle, un cheval cabré a désarçonné son cavalier ainsi qu’une femme et un nourrisson qui devaient être en selle derrière lui. Autour de l’église de Saint-Martin-de-Belleville, on peut s’engager dans les allées d’un ancien cimetière qui n’est plus utilisé depuis les années 70. Un avis officiel (une feuille A4 plastifiée), placardé sur le portail d’accès, annonce que le celui-ci sera définitivement déplacé en 2025 et remplacé par un espace (vert ? à vérifier). Les familles qui le souhaitent peuvent faire inhumer les reliques dans une concession du nouveau cimetière, ou bien procéder à leur crémation. Les dépouilles non réclamées rejoindront l’ossuaire communal (avec toute la décence convenable). La plus ancienne tombe date de 1953 et la plus récente de 1973. Ce n’est quand même pas si vieux que ça. On devait déterrer régulièrement à l’époque. Les morts ne pouvaient pas occuper tout l’espace, sinon il eut été impossible de construire le 8 à huit (ouvert 7 jours sur 7 de 7h à 13h00 puis de 15h à 20h). Contre le mur d’enceinte du cimetière sont disposées de minuscules tombes où on peut lire, Né le 07/09/1963 Mort le 08/09/1963. Ma fille s’exclame, mais il n’avait qu’un jour ! Mon fils reste interdit. Il en reparlera au dîner: certaines n’avaient même pas de pierres tombales. Ménuires ou Menuires, je me demande. Je guette les panneaux indicateurs sur la route. Mais cela n’aide en rien. Certains utilisent l’accent aigu, d’autres non. Il y a de l’ambigu dans la vallée des Belleville. Le Web est plus fiable sur la question : Les Menuires. Il me faudra donc m’habituer. À la rentrée, on me dira, Tu veux dire les Ménuires. Et je pourrais, humblement, corriger mon interlocuteur. Sauf qu’il s’en trouvera un qui, revenant de Bali, connaîtra la vallée comme sa poche. Ici, les montagnes sont moches. Ce n’est pas qu’elles ne soient pas hautes. On pourrait même les trouver majestueuses au coucher du soleil ou lorsque l’orage menace. Mais elles ne correspondent pas à ce que j’en attendais. Ces montagnes ont été pensées pour l’hiver. Tout y attend la neige. Au milieu des ronds-points, des sculptures de skieurs taillés à la tronçonneuse dans un tronc d’arbre. La plupart des maisons (bois et parement de pierre groupée en résidences) ont conservé leurs décorations de Noël (guirlandes lumineuses accrochées aux débords des toitures). Certaines portes sont encore ornées de couronnes défraîchies (artificielles : sapin, pommes de pin dorées, pommes rouges). Beaucoup de restaurants fermés ont conservé en vitrine leurs menus d’hivers (fondue savoyarde pour 2 personnes minimum, 28 euros par personne). Des remontées mécaniques et des pentes rases dessous. Je croise régulièrement Pépé Marcel, une figure locale, un guide de haute montagne à la retraite. Tu fais du ski toi ? Non. Tu dois t’y mettre. C’est inexplicable le ski. Ça ouvre l’esprit. À défaut, vous prenez les téléphériques qui fonctionnent encore. Au sommet (on dit une pointe) vous construisez des cairns. Avec des cailloux blancs, vous dessinez des motifs rupestres sur une paroi rocheuse. Tigres des neiges et bisons. Puis vous redescendez vers la station après avoir mangé un Cornetto au Restaurant Le 2800.

A propos de Nicolas R.

Je vis au Mozambique. Prof doc de hasard (heureux) depuis quelques années. Facteur longtemps. Écrire. Pétrir. Pécrire ? Pécrire v. tr. (3e groupe) Étym. : De pétrir et écrire, formé sur le modèle de termes évoquant l’action de malaxer une matière pour lui donner forme. L’idée sous-jacente est celle d’une écriture travaillée, façonnée comme une pâte, qui fermente et prend du corps avec le temps. Prem. ut. : Attesté au XIIIe s., dans un fragment de poème attribué à Hugon de Belloc (?-1243) où il est écrit : « Pécrire n’est de valour se ce n’est de labeur, Bien vaut un mot frainé qu’un livre à l’erreur. Qui pécrit en silence et en main ferme, Il s’en suist au texte, que sa main étermine. » 1. Façonner un texte avec un geste physique, presque tactile, comme on pétrit une pâte. Pécrire implique de travailler les mots, de les modeler pour qu’ils prennent forme. – « Comme on retourne la terre, je pécris. Lorsque le sol se réchauffe et que les racines se déploient, les mots fermentent dans le noir et remontent à la surface comme les petites bulles d'air dans un levain » (Giono, Entretiens). 2. Retravailler sans fin un texte, le malaxer et le reformuler jusqu’à ce qu’il prenne une forme définitive, solide et concentrée, comme une pâte qui fermente pour libérer ses arômes et se structurer. – « Il pécrit, malaxant chaque phrase jusqu’à ce qu’elle prenne forme, comme une pâte laissée à fermenter, tissant ses réseaux de sens et de son, se concentrant sous la pression de son propre poids, jusqu’à ce que le texte devienne lui-même un acte complet, prêt à se déployer sous ses propres lois. » (Professeur Augustin Lavergne, Pour Flaubert, Université de Poitiers, 1869). 3.Écrire de manière viscérale, mais aussi contemplative, en laissant les souvenirs et les images du monde se distiller dans le texte, jusqu’à ce qu’ils deviennent presque indiscernables de la matière même de l’écriture. – « Pour pécrire, il faut avoir vécu, respiré le monde avec chaque pore de son corps, avoir laissé chaque souvenir se mêler à la chair du texte, que ce soit la brume d’une mer lointaine ou la chaleur d’un matin d’automne. Les mots naissent, ils s’élèvent, non pas comme des pensées, mais comme des événements vivants, façonnés par tout ce qui a été vécu. » (Rilke, Levain de nuit). 4. Écrire d’une manière viscérale, en modelant les mots comme on pétrit une matière brute. – « Je pécris, je pétris, j’écris, j’écrase, j'éreinte, je l’épaissis, je le mâche, je le crache, je le reprends, je le rend, prêt à trancher la masse » (Christophe Tarkos, Le Pétrin). – « Il pécrit la phrase, la tordille et la râpouille, la triture et l'empatouille, qu'à ses cris il s'exhultaille; il l’enroule et la dépiotte, la secoue comme un vieux linge ; il la grommelle, la martèle, la braille, jusqu’à à la fendure. Puis il la gicle, la glisse, la coupe en morceaux, la mélange et la pétrit encore. Et quand enfin la phrase s'amoncelle et soupire, il la reprend, il la bouboule et la pousse dans la fournaise » (Henri Michaux, Levain fini).

Un commentaire à propos de “#anthologie #13 | 745 mots pour une vallée”

  1. Sans trop de superstitution, une série qui s’arrête à 13, mangée par les vacances, quand d’autres reprennent poussivement le fil (ou tentent) dans le désert estival comme de mauvais coureurs s’efforcent d’atteindre l’arrivée devant la voiture balai. Intéressant ce texte que l’on sent poussif au début – la lassitude du détail – et qui commence à trouver son rythme et sa lancée à mi parcours, alors que l’on perçoit soudain l’envie simple de raconter.