Traverser la rue de la Tannerie. en son extrémité, là où elle se confond avec la place dite « Cabello » avant de s’y engager sur le trottoir de gauche. A vrai dire, ce n’est pas un véritable trottoir car il n’y a pas de marche. Pavé, bordé par un caniveau et jalonné de plots de fonte régulièrement espacés. Aucune fenêtre ne troue le mur latéral de l’habitation à l’angle de la place. Crépi blanc cassé, souillé. Tuyau d’évacuation des eaux en PVC à l’extrémité du mur. Au numéro 1, les volets roulants en PVC sont baissés. Pas d’étage. Toiture anthracite refaite à neuf ; rouille sur la porte du garage qui semble ne pas avoir coulissé depuis des années. Panneau bleu pétrole délavé aux rainures très encrassées. Un bout du rail rouillé court sur toute la largeur de l’habitation. Dans le prolongement, grand portail en fer peint à deux battants. Grenat. Simple rainure en guise de décoration en bas des deux battants dans l’épaisseur desquels viennent se piquer quatorze montants supportant un panneau surmonté d’une frise dont le bord est découpé en une série de quatorze demi-lunes. Tout en haut du portail, des sortes de flèches de métal forgé en arabesques florales. Je n’ai jamais eu la curiosité de savoir ce qu’ il y avait derrière ce portail toujours fermé. C’est le numéro 3 qui m’intéresse. J’approche. Je ralentis mon pas, comme à chaque fois. Première fenêtre ; les double rideaux sont tirés ; je ne distincte rien ; je passe devant la deuxième fenêtre du rez-de chaussée, l’œil en coin ; les rideaux sont également tirés ; je perçois le halo de la lampe de son bureau. Je devine sa silhouette ; le dos est impeccablement droit. Porte d’entrée sans fioriture. Peinture brune et vieillotte. Interphone d’un autre âge. C’est une maison ancienne qui ne raconte rien de son histoire au premier regard. Un garde fou en bois protège chacune des deux fenêtres à l’étage. Les pièces doivent être minuscules. Un deuxième étage sous les combles. Une mansarde à l’arrière plan. La maison me paraît légèrement bancale. La porte s’ouvre. Je compte. Au moins dix pas dans l’obscurité du couloir ; à tâtons, je cherche l’interrupteur.
Un jour, je remarque que je n’avais jamais prêté attention à l’encart publicitaire suspendu très haut à l’angle de la façade donnant sur la place C. et du mur latéral donnant sur la rue de la T. Un cadre en plexiglas indiquant l’auto-école. Je n’avais pas remarqué non plus les signes tracés sur le mur par la dégoulinade des eaux de pluie. Les volets de la maison à la toiture neuve sont fermés. Panneau bleu pétrole suspendu aux rails. Les deux fenêtres de la maison au numéro trois sont éclairées. Je jette un œil mais je ne distingue rien, je pousse la porte d’un coup sec, m’avance à tâtons dans le noir, butte contre la marche, glisse la paume de ma main sur le mur jusqu’à l’interrupteur ; ce carrelage est vraiment moche. Angle droit au fond du couloir ; à gauche les marches d’ un escalier très étroit quart tournant bas. En face de moi, très près, laporte. Une fois de plus, j’entre et referme derrière moi cette porte qui m’est devenue si nécessaire, si familière au fil des années.
C’est beaucoup plus tard que la narratrice découvrira un détail resté inaperçu jusque là dans ce lieu pourtant si régulièrement fréquenté. Ce jour-là, elle pousse la porte, s’avance à tâtons dans le noir, butte contre la marche, glisse la paume de sa main sur le mur humide jusqu’à l’interrupteur, et là, au lieu d’avancer dans le couloir, revient sur ses pas sans savoir pourquoi, descend la marche, s’appuie contre la porte qui s’était refermée sur elle. De ce point de vue inhabituel, le lieu n’est plus tout à fait le même. Elle regarde les murs, le carrelage sale, voit la marche sur laquelle elle bute à chaque fois dans le noir, délimitant un sas d’entrée, elle lève machinalement ses yeux vers le plafond. Elle voit alors, sculptée dans le plâtre, la danse des angelots rieurs qui accueillaient jadis les êtres en mal d’amour, dans la maison close.