De Göteborg, tout d’abord, je n’ai rien vu, rien qu’un quai de gare peu éclairé, une silhouette familière qui restait seule, derrière les gros heurtoirs en béton. Je crois que j’étais déjà amoureux de la langue dont j’ignorais presque tout, mais les annonces diffusées au dessus de ma tête chantaient en marquant fortement les finales, des mots, des phrases. Un rêve ancien, celui d’être immergé dans une autre culture, d’en maîtriser un jour la langue, les codes, la culture était en passe de s’accomplir. Depuis le bus qui nous conduisait chez Cristina, je ne voyais que grandes avenues, j’aurais pu me trouver à Bruxelles ou à Grenoble, mais par moments, nous passions de larges ponts sur des rivières ou des canaux, des fleuves ou des bras de mer, une activité industrielle et portuaire illuminait soudain tout le flanc droit de ce quartier que nous longions par une voie en corniche. Nous gagnons une banlieue aux petits immeubles modernes, une cité-dortoir où des services, des commerces donnent une impression de confort, de vie locale. Un court déplacement par les rues pavées jusqu’au fisk halle me fera mettre un pied dans la cuisine locale et son culte du hareng.
En 1960, quand j’ai découvert Madrid, j’ai eu la sensation de passer brusquement du plateau Castillan pelé, à la grande ville. Dans le train, depuis le lever du jour, je m’emplissais le regard d’un paysage illuminé par le soleil ; parti de Barcelone, j’avais passé une nuit pénible et cet éveil à la lumière était d’autant plus fort. Un voyageur me demanda ce que je pensais de ces terres, de l’ocre sans nuance, « aride » lui répondis-je en faisant une énorme faute d’accent tonique, il avait compris… A peine répondu, nous étions en ville, dans la capitale, pas de banlieue qui se traîne en longueur, pas de pavillons sans âme, pas de nains de jardin, mais le grouillement automobile aperçu de mon couloir aux fenêtres ouvertes. La petite SEAT qui m’emmène à destination, chez ma logeuse, ne me permet qu’une vision limitée de l’environnement, je suis curieux de cette foule qui se presse sur les trottoirs, je ressens le besoin de me lancer dans le dialogue, d’essayer de parler cette langue étudiée depuis deux ans ; je pose question sur question au chauffeur très fier de me servir de guide, ravi de trimballer un Français « trabajé diez anos i Francia »… Quand je lui annonce que je vais séjourner dès demain près de l’Escorial, il m’assure que je vais voir « una maravilla, de verdad ». Le soir venu, je participe au « paseo », coutume de promenade nocturne, on se croise, on se sourit, on fait demi-tour, où que l’on se trouve dans Madrid, il y a une avenue au paseo, il suffit d’emboiter le pas aux petits groupes de jeunes gens sachant, à l’évidence où ils vont. A San Lorenzo del Escorial, je retrouverai cette habitude avec les madrilènes en villégiature.
Lisbonne
Castelho San Jorge. Près d’un vieux canon pointé sur la ville et le large/J’attends le coucher du soleil /Mes jambes allongées, mes pieds fatigués violent par leur seule présence les pierres de ce lieu/Toutes les langues parlées ici/En contrebas, les marteaux-piqueurs des promoteurs avides/Résister à l’envie de bouger
Lisbonne Gulbenkian
Surtout les salles Persanes ; les miniatures ; les plats émaillés Turcs avec ces fleurs, probablement des vulves stylisées. Les deux costumes de soie de Samarcande (ô écrire sans fin ce mot !). Une collection pour le seul plaisir d’un homme. Le Salazarisme aurait-il eu au moins un résultat intéressant ? Aussi le choc, dès l’entrée face aux deux petits portraits flamands de Van der Weiden. Oublier ce couple américain midwest qui parle très haut et « fait » les salles d’art européen au galop en s’extasiant devant tout ce qu’ils ne comprennent pas. Pluie aujourd’hui, je pourrais passer la journée ici, dans le musée de ce « monsieur 5 % », qui avait un goût tellement sûr. Je croise les touristes arrivés hier en même temps que moi. Il y a un couple âgé Allemand ou Hollandais ; un couple Anglais – elle, Indienne – et quelques Japonaises à chapeau-cloche. Au restaurant, beaucoup de monde. Comme je suis arrivé tôt, j’occupe une table pour quatre. J’invite un couple portant ses plateaux à me rejoindre. Ils sont Espagnols : Barcelone et Grenade et viennent ici tous les hivers. Aux regards, à la timidité, je devine une histoire d’amour cachée… Cela fait du bien de parler, de faire des phrases, malgré la perte de mon vocabulaire. En espagnol, la grammaire, les structures demeurent ; j’ai parfois l’impression que le portugais ne demanderait pas un gros effort mais un peu d’audace.
Ce soir je me suis perdu dans le Bairro Alto, après une halte au jardin botanique. Arrivé dans des rues au relief accentué. Les pentes sont retenues par des sortes d’amphithéâtres ceints de murailles blanches… je suppose qu’il doit y avoir un nom d’architecture pour les désigner. Des galeries et des bâtiments immenses, austères. Tout à coup, une place illuminée entourée d’églises aux façades baroques, puis une rue commerçante et populaire. Un autre versant du Bairro Alto que je n’avais pas encore découvert. Pas de panique, je finirai bien par arriver quelque part ? Oui, voilà Pessoa, à la terrasse du Café Brasileiro. Apéritif assis à côté de la célèbre statue.
Après dîner dans un restaurant populaire du Baixa, remonté vers 22h au Bairro Alto jusqu’au 13 rue Atalaya qui est bien le bar le plus crado… mais là, deux guitares et le miracle. Un jeune homme au visage lumineux (mystique ?) commence à chanter, puis se redresse en prenant appui sur ses avant-bras… Il est hémiplégique, les jambes appareillées. Debout, il lance un Fado puissant, inspiré, les yeux fermés. C’est un choc, les larmes ! Les guitares sont un peu primaires mais le chant emporte tout avec lui. La salle –étonnamment pleine de militaires en uniformes – ne s’y trompe pas, et, vibrante, chaloupe un peu dans la bière et les mots frottés comme une corde par son archet.
Lisbonne, Praça des Restaudores
Billet de train à l’agence des wagons-lits où un grand sourire accueille le client. Jusque là, j’avais trouvé les commerçants Lisboètes plutôt froids avec les touristes… Puis, des rues à n’en plus finir. Déjeuner à la Baixa, goûter le riz aux fruits de mer. Délicieux, précieux Guide du Routard. Déambulation, encore, visite d’une imposante église baroque – Sta Catarina – où un christ m’effraie presque en émergeant de l’ombre. Partout de l’or et quelques femmes prosternées. Dîner de folie Praça de Comercio, là où Pessoa avait ses habitudes, et son portrait en azulejos. J’ai laissé une addition de 5550 escudos pour la meilleure sole du monde, une mangue et un vin blanc capiteux. Quel pays !!! Demain, sandwiches !
Lisbonne, transports.
Que faire ce matin ? Tout d’abord changer de crèmerie pour le petit déjeuner. Ma pastelaria près du petit square avec jolie vue est très bien mais… le Café Chinois, un peu plus cher, propose d’aussi savoureux pasteis de nata. Puis le tram 28 pour le pèlerinage. Il monte vers le Castelho San Jorge, je descends à Graça. Rue très vivante et populaire. Piéton, j’évite les trams qui me serrent contre les murs et je pense que les Lisboètes se sont longtemps serré la ceinture… Enfin, les portes cochères sont les bienvenues. A Graça, le conducteur du tram fait le plein de sable et j’observe que, dans les montées raides, un tuyau fait descendre cet anti dérapant naturel devant les roues. La réserve de sable est sous les sièges, et les stations stratégiques sont équipées d’une caisse et d’un seau. On fait le plein en demandant aux passagers de se lever, en toute simplicité. Depuis l’ex cinéma devenu magasin INO, je redescends à la Se pour visiter. C’est totalement nu, contrairement au baroque habituel. Un air de Vezelay sans la colline… En repartant, heure de sortie des bureaux, j’admire la discipline des queues aux stations de trams ; ici, la resquille, connais pas ! Après-midi à Belèn, en train de banlieue, choc de la stature du couvent des Hieronimites, avec sa cour-cloître Manueline. J’écoute un guide qui explique à des Espagnols que le Manuelin se caractérise par ses cordes et ses coquilles en relief. Je visite l’église étonnante avec ses fines colonnes intérieures et l’ombre fantastique de ses murailles ; l’autel, comme un feu, tout au fond. Dans la foulée, musée de la Marine, tout proche. Des bateaux comme j’adore ; des galères d’apparat et des canons filigranés comme des œuvres d’art. Puis un jardin tropical où je ramasse quelques graines mais qui ferme trop tôt. Alors je reprends le tram jusqu’à San Amaro qui est leur garage. Comme je suis perdu, il me faut marcher longtemps pour atteindre la gare d’Alcantara, après être passé sous le pont du 25 avril ( révolution des œillets ! ). Le bus qui me ramène vers Pombal – du moins j’espère- est conduit par un élève d’Ayrton Senna. A chaque virage, on est projeté, tout en gardant un flegme très portugais, sur le voisin d’en face, qui vous rend la pareille au tournant suivant ! C’est beaucoup plus drôle que le tramway, sans provoquer aucun incident.
Lisbonne Bairro Alto
En tram 28. Je reconnais le chauffeur. Puis déception, une rue en travaux interrompt le trajet. Dommage, une rue des plus étroites qui promettait du rase-façades et du rentrez-bedaine ! Alors je continue à pied, plus on se perd, plus on se retrouve : voilà le jardin botanique. J’entre au Museo de Ciencias, plus pour le bâtiment énorme que pour ses collections qui se révèlent poussiéreuses. Achat de cartes postales d’animaux étranges qui inaugurent une journée tournée vers la zoologie (déjeuner saumon au vin ). Après-midi au parc zoologique en triste état général mais bien habité. Je tombe amoureux d’une antilope aux yeux immenses et doux. Des ours bruns et noirs se serrent dans un angle de leur cage ; ils ne veulent plus jouer pour ces humains qui leur balancent ordures et méchancetés. Devant chaque cage, il y a une publicité genre Disney qui me hérisse un peu plus. Les gosses regardent Mickey plutôt que les véritables êtres vivants devant eux. Puis un couple d’ours blancs parfaits danseurs : dix pas à gauche, demi-tour, dix pas à droite, demi-tour, dix pas à gauche, en voulez-vous encore ? Après cinq jours passés à lire Malaurie, ce ballet ininterrompu fait pleurer. Par un chemin qui semble oublié, je découvre un parapet dominant un cimetière de chiens très fleuri. C’est la première fois que je vois cela, je suis tellement surpris que je n’arrive pas à en penser quoi que ce soit, sinon à en inventer des épitaphes stupides.
Lisbonne à minuit.
Praça do Comercio, la fête guinéenne bat son plein. Si j’ai bien compris, les hauts-parleurs développent une puissance de 70 000 watts. Je n’ai jamais senti mon cœur emporté où il ne veut pas par une telle pulsation, qui n’est pas la sienne. La musique afro-portugaise, cependant, ne met pas en mouvement cette foule bonasse, venue en famille pour fêter le nouvel-an. Je me dis qu’en France ou en Espagne, toute la place aurait ondulé (au moins) au rythme de cette musique forte et douce à la fois. Effet de la réserve, d’une certaine morgue sans tristesse (attention aux lieux-communs, mais…) ; je laisse aller mes hanches et ce balancement m’apparaît souverain pour récupérer des errances urbaines. Après les Guinéens, un flûtiste avec un groupe indien (Goa ?). Une musique douce avec de l’accordéon en basse continue. Puis un Portugais très connu des fillettes locales qui se pâment dès qu’il saute sur scène pour débiter un rap insipide.Petit à petit arrivent des groupes de chanteurs anglophones, je n’ai plus rien à faire ici, ce sont les mêmes que chez nous. Les jeunes porteurs de bouteilles se font plus pressants autour des brunettes, on ne sait pas très bien ce qu’ils brandissent. La nuit à la pension est plus agitée que les précédentes, avec un contrôle renforcé, la porte fermée aux importuns. A l’interphone, le portier doit faire face – avec une infinie patience et courtoisie- à des demandes de chambres manifestées jusqu’au matin.
Train pour Bordeaux
Cette histoire en forme de journal est dédiée à toutes les gardes-barrières rurales du Portugal. Avec une identique rigueur dans le maintien, elles ont salué le train international à tous les passages-à-niveau de la campagne aux orangers chargés de fruits. Parfois, aussi, un amandier en fleurs –est-ce possibles un premier janvier ? Revenons aux gardes-barrières rurales ! Leur salut, drapeau levé à 45 degrés est un rien fasciste mais il suffit de bien les observer pour comprendre qu’il n’en est rien. Ce sont les authentiques témoins du progrès qui passe, chaque chemin vicinal rayonne de leur présence rassurante.