#anthologie #12 | trois villes à deux mains

J’ai presque tout oublié de l’histoire de Cuzco. Surnagent des impressions, des couleurs, des matières, des perspectives, des visages, des bouts de rue. D’avion Cuzco offre une large surface de toits ocres ville à portée de ciel bleu aérienne et minérale nichée au creux des hautes montagnes de la cordillère dont elle grignote les flancs. Ville née de la pierre et du ciel. Larges blocs de granit petites rues qui serpentent blanches et poussiéreuses visage de femme fatiguée au marché toits de tuile rouge thé de muña contre la fièvre souffle court. A Cuzco le corps apprend la patience des pierres.

Laborie. C’est en voiture que nous y arrivons par routes sinueuses escarpées parfois. Voyager c’est inverser voire renverser les perspectives. Déshabituer le regard. Volant à droite, il faut trouver de nouveaux repères. Envisager le monde autour de soi autrement. Se soustraire aux automatismes. Déverrouiller les habitudes. Laborie. Village de pêcheurs. Petits fanions décolorés au vent. On y fait la connaissance de Hilton. Comme les hôtels. Mais bien plus avenant. On promet de revenir. Petite place centrale avec bancs colorés. Maisons colorées. Parfois de bric et de broc. Filets. Nasses. Atmosphère chaleureuse. Un monsieur fait sa sieste affalée sur une chaise de plastique blanc, que vient réveiller sa femme surgie de quatre bouts de tôle. On aime tout de suite Laborie. On s’y sent bien. On longe la plage de pêcheurs puis on remonte le long d’un espace de prairie qui fait office de stade. Cabris. Déambulation goudronnée entre deux rangées de maisons, cases jusqu’à se poser autour de trois « chicken fries » deux pitons et une bouteille d’eau. Reggae. On est bien à Laborie. Manger des plats qu’on ne mangerait jamais chez soi. Déshabituer le goût. Sortir de ses ornières. Faire des expériences. Rencontrer surtout. Et on y revient donc. On mange dans le restaurant d’un ami d’Hilton, les pieds, le saut et la pelle dans le sable. C’est bon mais que c’est bon. Être posée juste là. Un menu déplacement juste pour suivre l’ombre du cocotier. C’est tout. Savourer. La lumière, la chaleur, l’eau, le retour des pêcheurs qui hissent la barque sur la plage, le petit rhum et le wrap à la langouste. Décidément on est bien à Laborie.

Qu’étions-nous venus chercher à Ushuaïa ? Une terre déserte du bout du monde au climat antarctique couverte de pics acérés et d’une neige épaisse, balayée par des vents qui ne laisseraient rien pousser. Ushuaïa n’est autre qu’une ville bien dodue, port dynamique fréquenté, zone franche à l’industrie qui périclite mais au commerce florissant, sur fond de tourisme en expansion et d’urbanisme galopant, le tout sub-antarctique, pas si glacial, pas si venteux, montagneux mais assez hospitalier pour hêtres et sapins au fond de vallées peuplées d’autres aussi que castors. Evidemment on n’y parvient pas si facilement. La route est mauvaise et passe deux frontières peu souples chèrement débattues entre Argentine et Chili. Il faut compter douze heures de bus de Rio Gallegos, donc vingt-deux heures de Caleta Olivia – ville de pétrole, capitaux et concessions états-uniens, montagnes sacrées indiennes aujourd’hui couvertes d’antennes et derricks-. On a roulé longtemps sur le plat pays qui s’étire de part et d’autre du détroit de Magellan. La Patagonie quittée sur le papier et par des eaux traversées à la barge, semblait se poursuivre en Terre de Feu. Puis tourbe et montagne sont apparues et ont cassé la droite caillouteuse que suivait le chauffeur depuis presque l’aube. Bientôt recouverte d’une neige habituelle, la piste plus douce devint aussi plus glissante. Nous voici dans le mythe, sous une lumière lunaire filtrée par des flocons qui ne cessaient de couvrir la cité endormie et d’en lisser les défauts gris. On ne voit qu’à peine les paquebots qui déchargent leur cargaison d’Europe sans repos sans répit, le béton et l’acier qui troublent l’horizon de ces charmantes maisons aux tôles ondulées et aux formes de château de bateau à l’envers, le chantier de la baie qui recule ses rives pour gagner du terrain à vendre à construire. Non tout est beau, tout est magie, avant l’hôtel et le lit. (Cette dernière écriture de ville n’est pas de moi, mais de P. C., extraite d’un carnet de voyage à deux mains. J’ai eu besoin d’aide ce soir, d’un petit joker pour arriver aux trois villes. Je m’essouffle. J’avais envie d’écrire Ushuaïa et puis je suis retombée sur ce carnet. Alors je me permets de retranscrire le passage avec quelques coupes car j’aime beaucoup ce texte.)

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. Depuis trois ans, j'anime des ateliers d'écriture le mercredi après-midi avec une petite dizaine d'élèves volontaires de la seconde à la terminale. Une bulle d'oxygène !

2 commentaires à propos de “#anthologie #12 | trois villes à deux mains”

  1. C’est le seul texte où je n’ai pas « triché ». Les deux autres sont des extraits de carnets de voyage. J’ai recomposé des impressions. J’ai très peu de mémoire précise de mes voyages malheureusement, comme des livres que je lis…et je n’aime pas ça…

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