#anthologie #12 | roi

Ce sont de petits détails qui ne font pas masse et qui existent indépendamment les uns des autres, on pourrait les cadrer dans du bristol blanc, éclairer leur celluloïd par une ampoule vissée au fond de ces sortes de lunettes de plastique, un jouet d’enfant (on insérait un carrousel d’images, rond sur un disque blanc, d’un clac on actionnait le mécanisme de visionneuse et le réel disparaissait, la chambre avec son papier peint était chassée par Bagheera, Mowgli et la fillette au bord de l’eau et je ne comprenais pas sur le moment les voies indiscutables, la sauvagerie noire à yeux jaunes incapable de protection, l’enfant candide entre deux mondes obligé de choisir le bon, en but, remède et épilogue la civilisation qui pèse son poids de cruches sur la tête des filles), ces tout petits détails des villes, ville de l’aube, à l’arrière d’une voiture le carrousel fait défiler ses jardins de quartiers tranquilles, ses façades, balançoires et rosiers, vélos couchés sur le gazon et je voulais habiter là, ou là, ou là, avoir ma fenêtre de chambre ici ou lire adossée au tronc de ce pommier, ou pousser cette grille pour aller à l’école, mais pas d’école et nous allions passer sous des tunnels, plusieurs tunnels, d’abord très courts comme des échantillons qui donneraient l’idée du plus long de tous, gravement traversé, parents presque tremblants, attendant l’ouverture sur le bleu ébloui qui viendrait entourer le fanion de la bête aux six pattes d’Agip crachant sa flamme rouge, les villes-mots sur la carte, les villes-listes avec écarts kilométriques, villes incompréhensibles et comme moi arrivées par hasard, étant nées en même temps, car je n’ai pas la mémoire d’elles comme elles n’ont pas mémoire de moi, le temps passe comme le jour et c’est moi qui conduis, il est presque midi dans ma ville délaissée où les détails sont beaux, désuets, fanés et poussiéreux, une villa inhabitée dont le toit est crevé, une rue vide en bord de plage, une épicerie méfiante volets moitié ouverts, une dame âgée tenant un parapluie qui peut servir de canne, couper du vent, ou bien d’ombrelle, une ville désertée ou bien offerte à l’abandon aux éléments, quelque chose s’est passé qui n’est pas revenu, il reste quelques murs, des habitants par habitude qui prendront du café sans bruit, sans mouvements, et même s’il y a du vent c’est plus haut vers le nord ou plus bas vers le sud que s’alignent sur la côte les chars à voiles, le cliquetis des cordages aux mâts comme des grelots, la ville sans vent sans bruit s’effrite, et j’y assiste comme au très long départ d’un paquebot qu’on verrait s’enfoncer au loin sous son niveau de flottaison sans que personne ne le remarque, une ville qui disparaît, c’est en mouvement, et ailleurs bien plus tard et plus loin une autre se détache, elle monte, féerie au milieu du brouillard, ville de brume au creux d’une cuvette, une route en fait le tour comme autour d’un cratère, sauf qu’au centre pas de volcan mais des habitations, des bâtiments serrés, unis par le même air privé de sel, lavés du même gris des forêts si proches, j’y arrive sans comprendre comment, ni comprendre comment les rues se touchent, elles pourraient s’échanger une fois mon dos tourné, le temps est fou, sur la place des calèches passent encore, parce que le temps décide de les garder comme il garde la note du soliste une fois l’orchestre éteint, et le garçon de café répète sans fatigue l’histoire de l’Empereur, venu ici, ayant dormi ici, si satisfait ici, ses quelques mots gracieux qui font qu’au fond de son cratère la ville reste inclinée en révérence dans ce conte d’Andersen sans dernière page et sans petit garçon disant le roi est nu, de ces villes fantômes je ne sais pas les plans, mais je sais des détails.

A propos de C Jeanney

or donc et par conséquent, je fais ce que j'ai à faire sur mon site tentatives

9 commentaires à propos de “#anthologie #12 | roi”

  1. Un travail de cadrage incroyable, l’évocation d’un carrousel d’images, la nostalgie présente de bout en bout avec cette ville sans vent sans bruit qui s’effrite, « et j’y assiste comme au très long départ d’un paquebot qu’on verrait s’enfoncer au loin sous son niveau de flottaison » quand une autre apparaît.
    Quel voyage ! Quel beau texte ! Merci

    • Merci Françoise ! (l’image du paquebot c’est sûrement à cause de la conférence sur le Titanic que j’ai écoutée et qui a frappé mon cerveau^^)

  2. Oui, quel voyage ! Ces détails qui nous font dire: moi aussi je voudrais habiter là, tant c’est si bien offert à nos yeux. Merci, Christine !

  3. ce qui m’enchante dans ce texte c’est son rythme, des assemblages qui pourraient se chanter, des collages qui claquent, j’entends des bruits.. qui font du bien! merci!

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