La protection de fin grillage qui protège du vide béant de la fenêtre au seizième étage de la résidence universitaire jette un mouvement trouble sur la ville de Montréal et assombrit le crépuscule orange. La fenêtre découpe un rectangle sur la ville occupé aux deux tiers par la forêt qui longe le campus. Cette bande de forêt tout en longueur, cet espace sauvage soigneusement délimité par le lieu urbain est remplie d’écureuils, je ne les vois pas mais je le sais, je les ai vus le matin même sauter de branches en branches, se poursuivre le long des troncs, sortir des poubelles des maisons chics de l’Outremont. Le filtre quadrillé accentue la symétrie parfaite des droites parallèles, l’alignement des tours du campus, la fuite infinie du boulevard Montpetit. Montréal est une ville américaine, c’est ce que disent les boulevards tracés à la règle et les buildings qui frôlent le ciel. Il n’y a pas de pigeons mais les écureuils jouent leur rôle, ils animent la ville et convoitent ses déchets.
Le paysage irlandais surgit du hublot comme un tapis de reps. Le quadrillage aléatoire de l’espace alterne les petits parallélépipèdes verts bordés de lignes sombres. On ne voit pas encore la ville de Dublin et on pourrait croire que l’Irlande est une immense prairie bordée de haies largement arrosée par la clémence du ciel, accueillante pour les moutons frisés de blanc au museau de velours noir. L’avion se rapprochant du sol les espaces verts s’élargissent et découvrent des routes, quelques habitations et les montagnes au loin sortent enfin de la frange de brouillard. On n’atterrit jamais au cœur des villes, tout ce qui s’offre d’abord au regard est une image trompeuse du lieu qui ne dit rien du folklore qui gronde un peu plus loin. Avant d’y être, il faudra attendre valises, bus, taxis ou trains. On n’atterrit jamais dans le lieu qui nous attend, il faut goûter d’abord avec patience les métamorphoses du paysage.
Alésia est un voyage dans le temps mais j’y suis allée pour de vrai, en car, avec quarante élèves, et c’est sans doute le voyage le plus exotique que j’ai pu entreprendre cette année. Je parlerai donc d’Alésia, non de sa pâle copie contemporaine au nom pourtant majestueux. J’ai traversé le siège d’Alésia comme on prend la diagonale d’un simple champ mais j’étais en 52 avant Jésus Christ. C’est un voyage dans les mots : le camp est un oppidum, la promenade qui l’entoure une circonvallation, la ligne intérieure une contrevallation, les fortins de la ligne de défense sont des castella. C’est en haut d’un de ces fortins au milieu de l’ager que je vois Vercingétorix lever son épée et se rendre pour sauver son armée, il a une vingtaine d’années, je ne sais pas s’il est beau, comme a voulu le montrer Napoléon III qui se regardait en miroir, mais il est jeune, c’est sûr, et il face à l’orgueilleux César de vingt ans son aîné, il est prêt à être trainé dans Rome dans une cage en bois, comme un esclave.