#anthologie #12 | Les nuages dans le ciel, l’eau dans la bouteille*

Pas envie de plonger dans les eaux profondes des souvenirs, des escapades, des échappées, belles, même tristes, belles. Ou peur d’y rester ? Ce serait tellement plus facile en ce moment de rester au fond plutôt que se coltiner le présent, le réel du vivant de l’instant. Alors le passé mort et enterré ? Pour F. B. déterrons. Mais vite fait.

Il fallait ramener le catamaran depuis la baie de Petite Anse à Pointe à Pitre. On a décidé de faire un détour par une ile carte postale. Ciel couvert et chaleur humide pour une arrivée devant un ponton délabré du bois pas encore mort mais sous les pieds on sentait que ça pouvait à tout moment craquer. Des jeunes proposaient pour la journée et moyennant quelques francs leur vieux scooter rafistolé. On a sillonné Des routes sablonneuses entourées de champs de canne à sucre à moitié travaillée comme fraichement abandonnés des maisons à étages à demi construites des piquets rouillés qui tenaient le toit des rez de chaussée Adossés aux murs blancs sur des chaises en plastique des hommes affalés figés par la chaleur ou la misère de vivre ou les deux Une distillerie à chaque bout de l’île pour les touristes un rhum imbuvable on en a acheté pour participer. Soudain bien cachée derrière des palmiers géants démultipliés une plage immaculée d’une beauté à se couper le souffle pour s’y noyer Plisser un instant les yeux sur cette pauvreté cernée par des eaux translucides qui donnaient l’illusion qu’ici tout était gentil tout était beau Se laisser chatouiller par les poissons multicolores s’effondrer sur le sable ne plus penser. Sur le chemin du retour on s’est arrêté dans un petit local aménagé en dépôt de pain pour acheter quelque chose surtout pour parler un peu discuter de rien On a senti en entrant une forte odeur âcre pas de beurre ici pour faire les croissants de la graisse de porc. Une île au temps presque impuissant, pas morte, juste endormie, qui se réveillait un peu à chaque flot de touristes. Ce jour-là l’unique bateau navette avec Grande Terre était en panne. On avait joui d’une beauté extatique dans une ile morphinée. Revenus à bord, mon compagnon d’escale, attentif à mes silences, bredouilla Et tu n’as pas vu La Désirade… On quittait Marie-Galante. Il y a plus de trente ans.

« Le Kyosaku est un bâton de bois plat dont un coup est porté sur les épaules du méditant Zazen quand il se sent trop nerveux ou qu’il pense trop ». Plus qu’un Kyosaku c’est un coup de massue qu’il a reçu en arrivant à Daitoku-ji dans le village des temples zen de Kyoto. Ses compagnons de pratique à Paris qui avaient déjà fait ce voyage initiatique l’avaient pourtant prévenu. Un moine, couvert d’un komolo noir, pieds nus dans ses zori, l’attendait devant l’arrêt du bus à Daitokuji-mae. Un salut réciproque à la japonaise, de loin, les mains jointes, pressées contre la poitrine. Il le suivit. Sans prévenir, un impressionnant vertige l’envahit devant la beauté, sublime, des premiers temples qui se laissaient voir derrière les érables, les pins, les cèdres en enfilade et aussi entremêlés. Puis une espèce de fraicheur, au cœur d’un été caniculaire, s’écoula en lui, lentement, profondément, de la tête aux pieds. Était-ce le silence, dans les allées si soigneusement pavées, quel silence ! Les jardins de mousse, de graviers dessinés, de roches noires posées là plutôt qu’ailleurs ? Quels jardins ! Il avait bien lu « Chronique japonaise » de Nicolas Bouvier, mais là, c’était lui qui vivait ces « instants volés, de reflets, de menus présents, d’aubaines et de miettes » alors qu’on le conduisait vers un des temples fermés au public, pour rencontrer le maître des lieux. Arrivés devant le bâtiment, d’une sobriété époustouflante, ils se déchaussèrent et passèrent par une étroite alcôve pour rejoindre la salle de méditation grande ouverte sur le jardin. Invité à s’asseoir sur un zafu, il tentait de se souvenir des questions qu’il avait préparées pour le maître. Plus rien ne lui vint à l’esprit. Juste une sensation, d’être présent et point là non plus, tout cela en même temps, en fusion. Il avait frôlé cet état, pendant sa pratique hebdomadaire dans un appartement haussmanien transformé un soir par semaine en dojo. Pendant plus d’une heure, immobile, les fesses sur un zafu les yeux ouverts face au mur. On reste ou on fuit. De retour à l’hôtel, voulant prendre quelques notes, sa mémoire bloquait sur le temps passé là-bas, lui restaient vaguement en tête des bribes de la conversation qui avait suivi le temps de méditation. Pas de souvenir précis mais tout en lui. Pour la suite. A Paris.

Vienne. Une escale imprévue de quelques heures. Dans l’urgence de l’inattendu, choix vite fait pour faire voler les sens sans dessus dessous. Direction le Palais de la Sécession. Sur trente-quatre mètres de long du Klimt, du Klimt à perte de vue, de l’or, de l’amour et de la douleur, de la nacre, un chevalier avec son armure, Typhon le monstre singe, des gorgones coiffées de serpents. Au bout du bout de ce chemin tortueux, devant un chœur d’anges, deux corps nus enlacés offrant un baiser au monde entier. Et Beethoven sublimant tous ces combats pour une Ode à la joie.

Joyeux, comme ses soleils volants

À travers le somptueux dessein du ciel,

Hâtez-vous, frères, sur votre route,

Joyeux comme un héros vers la victoire.

Soyez enlacés, millions.

Ce baiser au monde entier !**

*Deshimaru

**Extrait An die Freude – Friedrich Schiller

A propos de Eve F.

Rédige des assignations et des conclusions, défend le veuf et l'orpheline, écrit sur le Droit et son envers, la Justice et ses travers, le bien-être et son contraire, les hommes et pas que, le bruit du monde et ses silences, aussi.

7 commentaires à propos de “#anthologie #12 | Les nuages dans le ciel, l’eau dans la bouteille*”

Laisser un commentaire