anthologie #12 | je ne regarde pas les pierres.

Plus jeune, l’Autriche m’était mot, abstraction : un pays qui ne se mêle pas de notre guerre, qui existe de loin. On étudiait le monde en mode resserré, l’essentiel entre deux interruptions de cours. Avec des lacunes, beaucoup de lacunes ; sauf en matières scientifiques, des valeurs sûres, rempart contre l’irrationnel de nos vies. On étudiait au rythme des accalmies, danse désormais instinctive entre salles de classe, rues, maisons et abris. On savait apprendre en dehors de l’école. Par le biais d’objets inattendus. Comme ce cadeau, la lampe de chevet en forme de globe terrestre, dont l’ampoule a rapidement brûlé. Pour nous laisser une terre ronde, lisse et colorée d’autant de continents, de pays. Comme une robe unique ramassée autour de son axe. On se cherchait parmi eux, on appartenait à tout ça, malgré la coupure de la guerre, l’isolement.
Magie de cet objet entre mes doigts. J’aimais le faire tourner. Effleurer des mains le hasard des rotations. Retenir mon souffle dans ces voyages plus immédiats que tout décollage. Plus rapides également. Me laisser propulser par ces lancées aléatoires. Je quittais déjà le pays, un simple coup de pouce suffisait. Heureuse de l’absence d’éclairage désormais, de ce monde uniforme — on ne trébuche par sur les détails de la surface éteinte, on ne s’arrête pas aux tracés. Je traversais ainsi des frontières incertaines avec la légèreté des oiseaux autour de la terre. Jusqu’au vertige quand le mouvement du globe s’accélérait sous mes impulsions, bascule de l’imaginaire tactile. Je ne connaissais pas Vienne, je ne m’arrêtais dans aucune capitale. Je circulais.
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On arrive à Vienne par un train de nuit, sans voir arriver la ville. Nouveau jour nouveau pays. Mais avec l’impression de ne pas avoir bougé de Paris. Vienne ne ressemble pas à Paris pour un Français, mais on peut les comparer. Beyrouth, c’est autre chose. Est-ce encore une ville ? Par quel bout approcher les dissemblances. Je vis à l’étranger, l’univers séparé en deux : Le Liban et ce qui en diffère. Je peux dire que Vienne est belle, terriblement (et ce peu de tristesse). Je peux l’aimer, ma frigide immaculée. Son ciel vert, comme si la terre y projetait ses couleurs en lumière. Ventée dans tous les sens, Vienne ne vibre que dans ses oiseaux : que voient-ils de là-haut pour se précipiter dans le vide ? Des vieux qui résistent au temps, des jeunes qui cherchent l’espace. Rues désertes, gens courtois. Je ne regarde pas les pierres, ni les parcs. Les statues, les places, les fontaines. Je ne regarde pas l’Histoire, j’assiste aux vies. J’apprends les humains par leurs gestes ordinaires. Invisible, je regarde leur quotidien tourner sous mes yeux. Un autre globe entre les mains. Ils prennent le petit-déjeuner debout, devant les échoppes. Saucisses et bière. Ils sont bruyants, incontournables. Dans une langue considérée comme proche de l’allemand. J’étudie le hochdeutsch à l’Université de Vienne. Ses belles sonorités. Son lexique, emboîtement de poupées russes. Sa syntaxe en quête d’équilibre par la fin. J’y vois comme une leçon de vie : inachevée, une phrase peut encore exprimer son contraire. J’aime cette langue, elle m’apprend la patience après des années nerveuses au Liban. Ses lettres n’ont de dure que leur réputation. Ses majuscules rythment les lignes, ébauche de diagrammes irréguliers. J’écoute parler les humains, j’observe leur appétit, leur peau blanche. J’imagine leur blondeur entre mes doigts. Je ne regarde pas les pierres.
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Je voyage à travers l’Autriche sans destination arrêtée, sans guide. Je voyage seule, je campe seule. Je ne pense pas à la peur. Ma tente est bleue, elle laisse passer l’eau par son sol poreux en temps de pluie. À chaque levée de vent elle tremble, se plie, manque de s’envoler et de m’emporter. Je me suis offert un Opinel pour mon anniversaire. Il y a deux semaines. Je l’ai fêté seule, sous la tente. Je marche avec la méticulosité d’un braconnier. Retourner les Alpes dans tous les sens, pour les sortir du décor. Traquer leur âme, quelque chose me résiste derrière leur apparence. La nuit, mes yeux regorgent de courbes, de cimes. Images disparates en saccade. Rien ne se discerne, splendeur étale. Je marche sur la pointe des pieds dans des paysages astiqués par quelque invisible ménagère. Mes pensées au creux des pas. L’immobilité comme fabrique d’horizons. De montagnes. Mes rêveries tournent à vide, syllabes automatiques ; les mots n’en finissent pas. Et je regarde. Mais comment font-ils pour avoir pareille nature ? Si beaux paysages évincent l’homme. Le cœur ne ressent rien, il n’a pas de place. Des panoramas qui posent pour la photo, glacés.
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Le Liban me revient. Me manque. Nos promenades entre amis sur des routes oubliées, des itinéraires de fortune. Nous ne savons si les sentiers feront trajet, si les pentes déboucheront sur une piste. Nous nous retrouvons souvent au milieu de nulle part, devoir rebrousser chemin ou improviser. Se frayer des passages personnels, plier des bouts d’arbre, détruire des chardons, traverser des cours d’eau… Délicieuse anarchie du paysage oriental. Les saisons craquent sous nos pas, les odeurs nous assèchent le nez. Le soleil calcine les couleurs. Blanc. Une nature immobile, à la végétation aride, paradoxes permanents. Montagnes emboîtées, décollées, dans le désordre des ombres. De bien humbles montagnes. Je ne faisais que ça au pays, aimer ardemment ses pierres.
Le Liban me manque. La mer remonte, par contraste, jamais la même. Images vivantes, cruelles. Les eaux chaudes de la Méditerranée. Œil où le monde se meut et respire. Ses vagues comme assemblée de dos voûtés, avec l’écume pour cheveux. Terre bleue labourée de nuances, ses soleils horizontaux. Crépuscules comme incantations. La mer me manque, où que je sois.

A propos de Gracia Bejjani

Gracia Bejjani est née à Beyrouth. Elle a quitté son pays à vingt ans, elle a fugué, n’a jamais quitté. Elle dit : « J’écris, je filme, photographie. J’écris ». Elle est auteur du recueil J’ai appris à parler sur tes lèvres (La Kainfristanaise). Ses textes sont publiés par de nombreuses revues comme la NRF Gallimard, l’anthologie 2024 du Printemps des poètes (Castor Astral), Décharge, Wam, Lettres d’hivernage, Radicale… et en ligne par le Courrier International, Plume Francophone, Hors-Sol, Poema… Elle a été programmée au Festival Extra Litteratube à Beaubourg, à la Maison de la Poésie de Paris et au Festival international de Poésie de Roulers (Belgique). Elle tient également une chronique dans la rubrique « culture » d’Ici Beyrouth. Sa chaîne YouTube, régulièrement alimentée par de nouvelles créations, regroupe à ce jour près de sept cents vidéos-poèmes. – Site : https://graciabejjani.fr/ – Chaîne : https://www.youtube.com/c/graciabejjani

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