Irkoutsk, lumière sèche, calme qui saisit. Laisser peser sur le corps les 8600 kilomètres qui séparent de la ville de départ. Presque intimidée je murmure « Sibérie orientale », j’essaie d’envisager l’Angara qui écartèle ici les maisons de bois aux volets très vifs, là les bâtiments soviétiques qui chimèrent une utopie dont les vestiges n’en finissent pas de mourir, de faire mourir parfois, de renaître, de se déplacer, n’en finissent pas de poser des visages grimaçants et trop connus sur les souvenirs bric et broc des magasins presque vides. Marche émerveillée pourtant, souvenir d’impasses qu’on me lègue et cette impression d’avoir une fois une seule : approché l’Est.
L’étroit du compartiment puis le quai de la gare puis tout de suite : la foule. Le mot n’avait aucune signification avant Pékin. Mouvement souple, ample, d’un seul bloc qui tressaute, flux constant. Au cœur de la sensation : l’étrangeté absolue d’ignorer la langue écrite, panneaux muets, géographie calligramme, errance un peu éberluée jusqu’au taxi à la sauvette. Commander au restaurant est une petite aventure joueuse, de l’index je signale des images au hasard, j’accroche des plats qui défilent et j’y glisse mes envies. On nous a déposés dans le vieux quartier, rupture abrupte, resserrement, authenticité que je soupçonne trompeuse. Comme un rideau, la pluie s’abat sans s’arrêter, nous regardons incrédules l’eau monter à toute vitesse le long des hutongs, la chaleur qui ne cède pas, torrents jusqu’aux chevilles, aux mollets, aux genoux. Désorientés, nous vacillons longuement entre les échoppes devant lesquelles jouent des enfants et les bars survoltés, ouverts sur la rue, où s’enchaînent les chorégraphies et les karaokés.
Je mets plusieurs heures à arriver après l’arrivée. J’essaie de m’orienter à la Vistule, je me perds, tout comme je me perdrai dans la chambre d’hôtel, le temps passé tendu raide à travers les pièces comme le tapis qui amortit le bruit de mes pas. La rouille verticale de Sainte-Marie sur Rynek Glówny puis, très vite, la nuit dans les rues de Kazimierz, un établissement en sous-sol, vodka et new wave, sensation moite au bord des lèvres. D’autres bars, d’autres vodkas, dérive dans la longue durée entre plomb et joie. Dans ma mémoire, la lueur très jaune d’une bougie éclairant quelques tables en bois couvertes de napperons et une vieille machine à coudre. Puis je lâche le fil. – pêle-mêle tramways qui couinent, envolées amoureuses devant des vitrines où mon doigt trace quelques mots, Klezmer pour touristes sans doute mais qui me fout les larmes ; je les cache. – Il y a une autre ville sous Cracovie. Dessous ? Dessus aussi, dedans, tout autour. Si l’angle mort était un engloutissement. Il faut pousser un peu plus à l’ouest mais elle est partout. Je ne dirai rien de O. Peut-être juste le vertige blanc des hauts bouleaux qui longent la route pour y aller – pour en revenir. Quelques tremblés d’images, donc, malgré tout. ‘Notre héritage n’est précédé d’aucun testament’.
comme ça semble à des années-lumière, de traverser ces pays..
… à tel point que j’ai vraiment eu de la peine à y entrer de nouveau. Comme interdite. J’aurais d’ailleurs voulu intégrer cet interdit au texte, pas réussi à trouver les mots et la façon juste de le faire. à creuser…