#anthologie #12 | Les guetteurs


Barcelone
L’avion prépare sa descente sur la ville où je repère aussitôt La Tour Glòries et celles de la Sagrada Familia. Du haut du ciel les Ramblas dessinent deux courtes travées qui descendent vers la mer. Je cherche des yeux la colline de Montjuïc. Là-bas, en été, les soirées sont douces sous les pins. Des guinguettes improvisées proposent de quoi grignoter. On s’assoie sur des rondins ou des chaises en plastique. On regarde le soleil se coucher. Cela dure longtemps. On est bien. Des enfants courent, des bébés pleurent, ça parle fort, ça s’interpelle de table en table. J’attache ma ceinture, ferme les yeux. Je pense à celles et ceux qui du haut de la colline voient passer l’avion dans lequel je me tiens, mains crispées sur les accoudoirs, attendant le choc des roues sur la piste qui me dira que je suis arrivée enfin. Des petits enfants rient L’avió ! Aquí en teniu un altre ! Des parents applaudissent. Un monde se déplie sous leurs yeux entre le ballet des avions qui se posent à intervalle régulier sur les pistes longeant la mer et la beauté du port industriel en contrebas avec ses porte-conteneurs en approche vers les quais d’accostage, ses grues portiques qui déchargent les bateaux, les tracteurs portuaires qui circulent entre les rangées de conteneurs dessinant une palette colorée au quadrillage parfait et au milieu de tout cela d’infimes silhouettes qui fourmillent et parlent de la fragilité du vivant. L’avion se cabre. Le choc des roues enfin. Il dépasse Montjuïc, ralentit. Je respire. 

Venise
Il soupire J’ai mal dormi. Je souris comment peut-on vouloir dormir dans un train couchette ? On n’y dort pas, on jubile, on se souvient des trains de nuit de l’enfance avec les couvertures grises qui grattent et leur liseré bleu et blanc interminable SNCF- SNCF -SNCF et les draps sacs pliés dans leur emballage en plastique mou que l’on déchire avant de les étaler et de constater que non décidément on ne peut pas dormir dedans, c’est trop serré. On s’installe en hauteur, on se refait un petit monde rien qu’à soi dans lequel on se blottit, le frottement des roues sur les rails accompagne la joie pure qu’il y a à se sentir glisser à toute allure allongée sur une couchette en skaï. Le train avale les paysages avant même qu’on n’ait eu le temps de les regarder, les kilomètres défilent derrière la locomotive éclairée par deux phares dans la nuit. On ne dort pas dans un train pareil, on écoute comment ça chante tadac tadoum, comment ça répète tadac tadoum… A la rigueur on s’assoupit. Le temps du voyage s’étire. Quelques aiguillages, la traversée des gares modifient le tempo et parfois un sifflet dans la nuit. Derrière le store le jour se lève. J’attrape sa main, le tire derrière moi Viens direction le wagon restaurant. Là, devant un café brûlant on regarde le train s’engager sur le pont au-dessus de la lagune. Je voudrais que ce pont ne finisse jamais. Qu’il garde ce goût d’une nuit bordée de souvenirs, mélangé à l’odeur puissante du café et au bonheur des jours à venir. Je voudrais que ce pont s’étire pour nous laisser le temps de déguster par avance la joie de rejoindre cette ville paysage qui flotte sur l’eau avec son grand canal qui nous attend au pied des marches devant la gare et sa flopée de vaporettos. 

Reykjavik
J’ai rêvé cette ville avant même de la connaître ou plutôt j’ai rêvé cette Île où cette ville est un passage obligé. J’ai même écrit un récit de voyage imaginaire sur ce pays avant de m’y rendre pour y écrire pour de vrai. La capitale porte bien son nom, étymologiquement il vient de reykur, la fumée et de vík, la baie, ce qui donne en traduction littérale la baie fumante. Mais avant il faut d’abord atterrir à l’aéroport, rouler jusqu’à la ville étale en bord de mer avec face à la baie, une guirlande de montagnes enneigées et de glaciers. Y arriver c’est immédiatement projeter d’en repartir pour découvrir le pays sur la route numéro un mais c’est aussi toujours y revenir. Au moment de l’atterrissage l’avion survole des champs de lave, amas de roches et zones sombres d’où montent des fumerolles. Au loin un phare jaune vif s’est posé sur le bord d’une côte déchiquetée. Même du haut du ciel la mer noire balance des montagnes d’écume. A droite de l’avion une faille s’est ouverte entre deux volcans. Elle laisse déborder une coulée de lave. Nez collé au hublot j’observe le rouge oranger qui pulse et explose à intervalles réguliers. Des traînées noires glissent le long des parois. La fumée balaie le paysage. Avant même d’avoir posé les pieds sur cette terre j’y suis. Plus tard dans la voiture, en direction de la ville qui nous attend, des guetteurs, silhouettes massives composées de pierres superposées veillent sur notre chemin. 

A propos de Françoise Guillaumond

Ecrivain, directrice artistique de la compagnie La baleine-cargo sur Wikipedia, ou directement sur la baleine cargo.

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