Elle ne dort plus à l’approche de La Paz, le voyage dure depuis trois jours avec une nuit à Madrid à la veille du vol Ibéria pour Buenos Aires, escale en Argentine puis départ pour la Bolivie, elle ne dort plus dans ce troisième avion, un Boeing 707 vers La Paz, il y a eu une descente sur Santa Cruz, un changement et le décollage avant de survoler l’Altiplano, elle ne dort plus et en dessous de l’avion l’aéroport délimite une large surface presque noire, seulement éclairée de lignes brillantes longeant les pistes. La ville n’a pas encore grandi jusqu’à entourer l’aéroport, l’urbanisation grandissante est mitée de larges zones, entrepôts, friches, amas de cabanes sans électricité, elle ne voit rien de tout ça, seulement des îlots sans lumière, irréguliers, sans vie apparente, semblables à des trous noirs, la ville a mauvaise réputation, le régime politique est délétère, le pays est dangereux, depuis le hublot par dessus l’aile du Boeing 707 rien ne transparaît et ce n’est pas le moment d’être arrêtée par la peur, elle l’affronte et déjà quelque chose change, La Paz, deuxième capitale du pays qui s’étend en rampant vers des vallées encore vide, son aéroport le plus haut du monde n’a que dix ans, le grand développement s’intensifie grâce au ravitaillement désormais possible. Aucun téléphérique avant des décennies, et à cette heure du milieu de la nuit, un taxi la descend en ville, six cents mètres de dénivelé. Elle n’a passé aucun palier d’altitude pour arriver plus vite, comment dès lors éviter le mal des montagnes, elle sait ce qui l’attend, un épisode désagréable de plusieurs heures, tachycardie, vomissements, nausées, elle dormira beaucoup, boira et mangera sans trop et à intervalles réguliers, elle espère qu’en vingt-quatre heures elle sera sur pied, la ville se mérite avec ses presque quatre mille mètres d’altitude
La ville du Caire s’étend sous elle, l’avion survole des terres habitées depuis l’entrée du delta à Alexandrie, les terres agricoles succèdent régulièrement à des petits habitats amassés autour de quelques arbres, les parcelles rectangulaires au long du Nil, véritable pavage de l’espace agricole, peignent au sol un incroyable tableau abstrait, les villages, les bourgades, les villes enserrées de plantations se densifient, banane, choux-fleurs, oranges, mangues, fèves, maïs, sorgho disparaissent peu à peu, l’avion survole on ne sait quelle banlieue, un habitat enchevêtré de maisons et d’immeubles, le plan d’ensemble étant basé uniquement sur une obsession de la part de la population qui explose : l’occupation maximum de chaque centimètre-carré, pas de délaissées, nul interstice, pas de place pour une quelconque végétation et les feux de poubelles qui emplissent le ciel jusque si haut qu’elle en reste incrédule, elle a vu Mexico City mais à côté ce n’était rien, elle est arrivée au dessus d’autres villes lointaines, Kuala Lumpur, Jakarta, aucune n’a cette atmosphère emplie de fumée visible depuis le haut du ciel. L’avion se met à descendre de plus en plus vite, les zones habitées se rapprochent, leur densité cache une humanité parmi les plus pauvres qui mange à sa faim grâce au pain de l’état mais vit dans une misère sans nom, la lèpre sévit et la promiscuité conduit aux abus les plus terribles, les dizaines d’enfants des familles sans aucune aide médicale ne reçoivent qu’une éducation succincte. L’avion survole le Nil depuis la mer, au centre du Caire il se sépare et se divise, formant des îles, la diagonale de la descente s’accentue, l’avion fonce vers la ville et elle ressent l’advenue d’une catastrophe, la piste d’atterrissage n’apparaît pas, le train d’atterrissage heurte violemment le tarmac, l’atterrissage est réussi, dans une heure au plus elle récupèrera son sac à dos sur le tourniquet des bagages, et cherchera dans le hall des arrivées, le chauffeur de la famille recommandée par l’ambassade, il sera vêtu d’un uniforme et d’une casquette à galon, tiendra un journal français à la main, elle est embauché pour garder un enfant de six ou sept ans pendant tout l’été.
Jamais elle ne parle de la Chine, j’en viens à me demander si elle y est allée au final, je ne sais plus si du fait que je ne sois pas l’amie de ce voyage, il a été purement et simplement annulé, ou remis ? Est-ce cette année-là qu’elle a visité la Malaisie ? Ou bien a-t-elle choisi de repartir pour la Turquie ? Est-ce le Bosphore qui l’a accueillie depuis le haut du ciel avec les coupoles reconnaissables de Sainte Sophie, et le musée Topkapi ? Est-elle arrivée à Subang Jawa dans l’état de Selangor en roulant le long de son interminable piste d’atterrissage de presque quatre kilomètres ? A-t-elle pris place dans un taxi jaune et noir pour rejoindre son hôtel à la sortie du Terminal 1 ? Qu’a-t-elle pensé de l’accueil moralisateur écrit en grandes lettres à l’entrée de la ville AVOID DRUGS BEFORE THEY DESTROY YOU? N’a-t-elle pas plutôt préféré la Grèce et les promenades matinales au soleil déjà brûlant ? Les verres d’Ouzo et les nuits tièdes sur un toit ? Comment savoir ? Je n’ai aucun souvenir d’elle parlant de la Chine après que j’ai refusé le voyage, l’a-t-elle fait avec une autre ? J’en garde la vague impression mais nulle vision, nulle parole, nul objet qui rappellerait son retour, par contre j’ai longtemps accroché au-dessus du lit de l’enfant, un mobile de poissons colorés, motifs de dentelles découpées dans de la pâte de riz. Le mobile vibrait et les poissons tournaient légèrement au moindre souffle d’air.