12 : 3 fois l’entrée dans la ville
D’ici le ciel semble en guerre, lutte de corps gazeux, muscles de coton contractés, les nuages s’entretuent. L’appareil les transperce. J’aperçois le fleuve brun-bouillon, serpentant entre les palmeraies. La ville est encore invisible. J’amorce la descente sur son anonymat. Elle n’appartient encore à aucune histoire à raconter. C’est une ville avec laquelle je n’ai aucun passé, une ville à venir, qui attend que je pose un pied à terre pour commencer à exister en moi. Plus de campagne, plus qu’un gigantesque puzzle de maisons et d’immeubles, sans code couleur, où chaque teinte est présente – bleu, gris, rose, jaune, marron – mais toutes unies dans une harmonie de pastel triste, sans éclat. Rien n’est droit, tout est chaos organisé, comme si la ville avait jailli du sol, croissance sauvage et anarchique, mauvaise herbe urbaine émergeant du béton. C’est à se demander si la nature a un jour existé ici. Sa peau de tôle et de ciment a tout recouvert, elle sature l’espace, annihile le vide. Chaque mètre carré est comblé. Je ne vois même pas d’avenues, de rues, aucune artère pour circuler, seulement des plis si étroits que j’imagine des fourmis y étouffer. Je m’agrippe au siège. Plus l’avion perd de l’altitude, plus le visage de la ville me rentre dedans. Les plis deviennent des ruelles où je distingue des motos, quelques voitures. Un seul regard suffit pour démentir les supposés savoir, les ouï-dires à son sujet. Toutes les attentes déjà déçues, démasquées.
J’aperçois toute la chaine de montagnes au loin. Leur seule présence m’assure d’être sur la bonne voie. Sortie 21… 22… 23. Je traverse le gris de quelques patelins avant m’enfoncer dans la campagne. Les noms de communes, de lieux-dits ne me disent absolument rien. Mes souvenirs sont ailleurs, dans le froid venu de la forêt, dans la peur que surgisse un cerf, dans l’odeur de fumier, de rosier rongé par les ronces, dans le rouge hideux des volets d’une maison abandonnée. Chacun de mes sens porte en lui une mémoire perdue. Un Christ crucifié sur un poteau électrique me souhaite la bienvenue. Je reconnais le village à son nom. Village d’une centaine de mètres. Quelques fermes, une église, un cimetière, des lampadaires, une cabine téléphonique au combiné arraché… rien d’autre. Pas un commerce. Pas un café. Aucune trace de vie autre que la mienne. Village d’une seule route à l’oubli de tout, peut-être même à l’oubli du temps. Ma montre est d’ailleurs arrêtée.
C’est en voyant la mer que je savais qu’on s’approchait. J’ai reconnu la couleur de l’eau, d’un bleu marine presque noir. On dirait le mouvement de la nuit. Le soleil semble retirer la couleur de tout ce qu’il éclaire. Les maisons doivent être multicolores mais l’éclat du jour les rend identiques. Plus je rentre dans le paysage, plus tout est noir et blanc. La plage est proche. Chaque pas mène à une odeur de dépouille et d’ordures. Le sable en est jonchés. Le bord de mer est une suite de commerces abandonnés, chantiers de promoteurs ruinés laissés là depuis des années.