J’enclenche la première et c’est comme si je conduisais pour la première fois, première minute et le trac surgit, celui de rentrer plus que de partir quelque part L’inconnu moins angoissant que le trop connu, l’irréel moins Flottement de lumière basse sur le pare-brise, le paysage tremble de tout son long de tout son horizon qui ne promet rien qu’une nuit d’été plus claire plus longtemps S’il fait encore jour l’inquiétude se tait encore entre les portions de bitume brûlant et les fleurs des talus de la départementale Au bout il y a l’autoroute que regagne cette file de voitures devant moi, leur clignotants à droite en témoignent C’est leur des entrées et sortie de villes, l’heure où l’on regagne ses pénates Bercail, je me dis, je pense parents-enfance-amis-absence-personne-s Profonde inspiration au moment de saisir le ticket du péage à l’entrée de l’A7, mes doigts gourds et malhabiles, toujours la vrainte qu’il tombe, s’envole, que je sois obligée de quitter l’habitacle, d’aller le ramasser ou qu’il disparaisse trop loin Ce nœud dans l’estomac, cette infime brûlure, je la connais elle s’estompera sans doute dans une petite heure, elle se commutera en autre chose de plus insidieux tout au fond des articulations et bien sûr plus tard, il faudra bien que je fasse une pause, ce sera toujours bien trop tôr, bien avant les deux heures conseillées mais je ne serai pas capable d’attendre davantage il faudra que je trouve une aire d’autoroute Le ticket je le pose sur le siège passager, là où tout près, la carte bancaire pour régler à la sortie, le téléphone, la bouteille d’eau Là le faire semblant d’une vie normale, non captive de son corps Les genoux sclérosés disent rapidement qu’il faudrait marcher mais c’est bien trop tôt, pas du tout ce que j’avais prévu et comment le temps de trajet pourrait doubler si je leur obéissais La pluie tombe précisément à ce moment là comme pour rappeler cette intuition du corps, ce baromètre logé dans l’articulation qui d’une façon quasi horlogère donne avec une précision rare ses indications de pression atmosphérique, la masse d’air qui va se frotter, se charger, exploser en gouttes d’eau sur le pare-brise Les balais d’essuie-glace couinent, le caoutchouc se décolle un peu, j’aurais dû les changer il y a un moment déjà Ma vieille voiture dont je prends si peu soin, métaphore de mes membres, l’auto vieillie, rouillée, qui sait si c’est défaut d’entretien ou d’une erreur à la création Je pense à ce vieux film, Christine, voiture-phoenix née de ses cendres et comment dès le début, quelque chose cloche avec elle, avec son fonctionnement Ma carcasse, une histoire de prédestination ou de mauvais entretien, où est-il le garagiste à qui tenir grief ? La pluie s’accentue et les balais l’effacent à mesure qu’elle tombe, mes pensées drues sur la surface, les faire disparaître, s’il suffisait de balais d’essuie-glace pour essuyer les blessures Les balais écrasent et s’écrase avec la sensation d’être entière Morcelée plutôt Émiettée à l’intérieur comme l’os Je me désagrège, j’y pense, je me vois fondre Je suis tellement obsédée que je manque la sortie de l’aire Il faut attendre une vingtaine de kilomètres de plus et je sens la douleur grignoter l’espace entre le genou et le pied, le long du fémur Quelque chose me parcourt, chatouille ou ronge, je ne sais plus trop à ce stade de l’impatience Il me tarde de me poser et pourtant l’allure diminue, je ne suis plus qu’à 100 km/h Ma tête répond mais mes jambes J’aimerais être déjà arrivée J’aimerais retrouver ma chambre d’ado, mon vieux lit défoncé, le mur vide où reste des traces de posters Des fois je regrette de les avoir arrachés et jetés, c’est comme si j’avais éradiqué tout un pan de ma vie Tout le long du trajet qui me sépare encore de l’aire, je me délite de trop de souvenirs branlants qui ne me tiennent pas entière, seulement des morceaux de moi-même qu’il faut assembler Me dire que je n’ai fait que le cinquième de la route me décourage Ne pas la manquer la sortie cette fois, prendre la bretelle, m’engager, décélérer, stationner enfin et descendre de la voiture Où sont donc passées mes jambes ?
9 commentaires à propos de “#anthologie #11 | sur le chemin du retour”
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Christine, ça me dit un livre de Stephen King, non ?
lui-même !
Ah oui désobéir au temps de trajet conseillé ! et penser à changer les essuies glace en ce temps d’été contrarié par le ciel et pas que… Merci pour ce texte qui touche au corps donc au coeur.
merci Eve (gros défaut personnel, les essuie-glaces)
Merci pour ce texte de corps et d esprit . C est comme si on faisait cette route de notre lit ou de notre fauteuil . Je dirais que la lecture c est comme une ballade en voiture , sous la pluie en route vers le souvenir . Merci.!
Il y a un peu de ça, je voyage dans vos histoires, moi aussi, dans des temps, des lieux, toute la magie de la lecture, de la littérature
J’aime beaucoup l’ambiance de ce texte, le corps coincé là, la pluie, les essuie-glaces, on est paralysé de plus en plus, les souvenirs qui se délitent, et l’utilisation des majuscules très réussie, l’effet des phrases qui se superposent. Merci.
Ah merci, cela me fait plaisir, c’est l’effet recherché, cette sclérose qui s’installe.
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