#anthologie #11 | Retour en abyme

À l’interne, c’est quoi retourner, c’est comment, il faut emprunter quelles traverses Dans la forêt obscure,arrivée au milieu du chemin de ma vie si je plonge en arrière et pourquoi la mémoire ne serait pas une nuit, un crépuscule du vivant toujours à l’orée du disparaître Mais là c’est plus délicat, le projecteur est en oblique, il triche, c’est de sa mémoire à elle que je m’approche Je pose les coudes sur la table, le tangible du bois en conducteur, je fais se lever devant les yeux la silhouette de jais les fourrures en toc les boucles d’oreille qui se balancent Faux léopard vraie louve, elle accroche les phares des voitures, des réverbères, elle descend la rue de Berne en direction de Cornavin, elle est ici chez elle Les Pâquis un territoire, elle connaît chaque embrasure de porte, les enseignes rouges ou bleues, lucioles artificielles pour paradis d’emprunt Elle ne s’attarde pas ce soir et moi non plus, nous visons d’autres images d’autres lambeaux dans le temps Mes pas sont dans les siens À quel régime de fiction puiser pour accrocher le réel d’une autre Si j’imagine ses nuits est-ce sur mon obscurité manquée que je fais retour Oui, je la suis – mais ce serait trop simple ce jeu que le Français permet du suivi à l’être, de la filature à l’identification Alors je cherche une scène commune où le retour peut se faire à deux sans se superposer, à deux, elle hier moi aujourd’hui C’est la nuit, nous revenons, nous faisons la route à l’envers, ça relève forcément du tâtonnement, de l’aveuglé, c’est obligé puisque l’Histoire est toujours surexposée, on cligne des yeux, l’instant s’évanouit à mesure que l’actuel le recouvre Elle est devant cette porte dont la sonnette ne lui dit plus rien, son nom aphone sous les patronymes inconnus Je compare nos incrédulités, notre tolérance à l’éphémère Elle en ri plus facilement que moi de cet effacement, persuadée que la vie joue chaque seconde à quitte ou double, systématiquement all in Moi j’aurais sonné pour voir, j’aurais tambouriné, j’aurais demandé des comptes, exigé des explications, une preuve du passé pour assurer l’avenir Elle feule et crache sur l’absence de traces qu’elle imagine fossiles, fait volte-face, le temps de prendre la volée de marches pour sortir de l’immeuble et ces lieux d’origine sont déjà ravalés comme on le dirait d’une façade Dans la rue déjà elle ne voit plus qu’une ligne de fuite, elle marche droit devant sous l’œil blafard des néons Dans l’aube son retour n’existera plus que dans mes phrases d’argile.

A propos de Sophie Jaussi

Oscillation perpétuelle avec l'écriture en aménagement (à défaut de point fixe). Fil funambule entre la recherche et la création, l'université et son dehors (ses marges, ses contrepoints), l'interne et ce qui peut en être transmis. J'habite beaucoup les trains entre la Suisse et la France. Depuis 2021, j'anime un atelier de création littéraire au sein du Master de Français de l'Université de Fribourg.

4 commentaires à propos de “#anthologie #11 | Retour en abyme”

  1. Deuxième texte que je lis de toi : la nuit (proposition oblige mais tout de même, nuit très dense, nuit de « forêt obscure » chez toi), la mémoire, la trace, le désir de fiction, l’espace et le temps à nouveau « tordus » par la fiction et l’écriture. Et ce personnage en creux, double mystérieux…Et puis ces phrases : la dernière à nouveau, très forte (comme dans « Le Mangeur d’oubli ») ou encore « Si j’imagine ses nuits est-ce sur mon obscurité manquée que je fais retour »… A te lire je pense spontanément à Sylvie Germain ou encore Paul Auster. Merci pour ce nouvel univers !

    • Ton retour me touche vraiment beaucoup – et oh la la Sylvain Germain et Paul Auster, ça donne sacrément de l’élan ça. Merci sincèrement. … ça fait longtemps que je lui tourne autour, à Grisélidis Réal (qui ici bascule dans la fiction), elle me fascine, peut-être justement par sa qualité « nocturne » profonde et simultanément avec elle c’est toujours le feu, la vie brute… C’est fou comme cet atelier permet d’aller revivifier des trucs un peu fossilisés… et bonheur du partage, aussi, au fil des textes…

    • C’est drôle, avant que tu ne me poses la question je ne m’étais jamais dit que j’avais un usage un peu étrange (et insistant) de ce terme… mais c’est vrai! je crois que je l’utilise à la place « d’interiorité » qui ne me plaît pas beaucoup: l’interne c’est ce qui a de plus intime en soi, mais qui n’est pas que du psychologique, une espèce de chair psychique qui rassemblerait le sentiment, le vécu, les pulsions du corps… quelque chose comme ça je crois 🙂

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