#anthologie #11 | Larguer les amarres

Deux heures que suis ici à les embrasser, les écouter, leur parler, les regarder jouer avec les cadeaux que je leur ai apportés les faire sourire et rire aussi Passé trop vite ce temps avec elles Maintenant m’enfuir de cette salle aux murs jaunes pâles mal éclairée de ce couloir où je ne dois pas croiser leur mère de ce bâtiment lugubre rempli d’enfants tristes de parents perdus d’éducateurs bien intentionnés ne pas regarder en arrière ne pas pleurer pas encore m’effondrer dans la voiture et partir loin le plus loin possible Comme chaque dimanche de la dernière semaine de chaque mois Parce que tout le monde avait cru à la thèse du suicide quand on m’avait retrouvé dans la cabane ensanglantée avec le harpon planté dans ma poitrine Qu’il fallait éloigner ce père déboussolé pour un temps pas précisé pour évaluer inspecter disséquer son état psychologique Il faut faire vite le chemin du retour est long et sombre pas encore trop de camions sur cette autoroute comme une ligne d’horizon courbée par une nuit de pleine lune des stations essence décorées comme des supermarchés où plus personne ne se parle devant les machines à café Il faut que j’avale mon aigreur et tous ces kilomètres ces panneaux qui interdisent ces radars qui verbalisent ces antennes cinq G comme des flèches acérées prêtes à percer les nuages Pied au plancher j’ai toujours aimé rouler vite et nager profond freinage en mode accéléré quand j’entre dans une  zone de contrôle Je n’en peux plus de ces visites en milieu comme ils disent médiatisé où on me fait cher payer Rouler ne pas s’arrêter oublier le passé regarder droit devant J’en vois la fin un péage désert qui affiche des prix pareils à sa lumière insolente Il me faut attraper le dernier bateau du soir Qu’il m’emporte pour encore un mois trop long loin très loin d’elles puisque c’est la règle la punition Sur ce caillou plat et herbeux entouré d’eau je ne n’ai pas trouvé mieux pour supporter accepter attendre Les bateaux partent à l’heure Quelques hommes à bord seuls Je m’endors sur le pont nuit noire toute autour la mer envahissante comme j’en ai besoin Enfin poser le pied sur le quai où personne ne m’attend Demain se lever avec le soleil qui jaillit de la mer et qui le soir vient s’y jeter comme mes filles tombent dans mes bras le dimanche une fois par mois depuis des mois Je me suis fait embaucher comme Agent polyvalent – livraisons et gestion des déchets éboueur comme disaient mes parents Pour le logement qui allait avec et aussi pour l’accroche dans l’annonce de la mairie contribuer activement à la gestion des déchets Il fallait que pendant ce temps d’éloignement contraint punitif je me force à des travaux de nettoyage Gérer les déchets des autres soigneusement emballés dans leur sac poubelle ficelé gérer aussi mes boites vides mes épluchures le moisi de ma vie les dates limite dépassées les pansements infectés les mauvaises odeurs De mon enfance Pas que Vider la poubelle pour pouvoir continuer à leur faire belle la vie à elles. Mes filles Ma seule raison de ne pas mourir Maintenant.

A propos de Eve F.

Rédige des assignations et des conclusions, défend le veuf et l'orpheline, écrit sur le Droit et son envers, la Justice et ses travers, le bien-être et son contraire, les hommes et pas que, le bruit du monde et ses silences, aussi.

7 commentaires à propos de “#anthologie #11 | Larguer les amarres”

  1. « Demain se lever avec le soleil qui jaillit de la mer et qui le soir vient s’y jeter comme mes filles tombent dans mes bras le dimanche une fois par mois depuis des mois »
    Suis touchée par ton texte où chaque mot compte et restitue la violence «  flèches acérées » faite au narrateur. Le déclin de la lumière accompagne le sentiment de perte, l’éloignement, la solitude. Ne rien avoir trouvé de mieux qu’un caillou pour attendre.
    C’est fort.

    • .. merci pour ce retour, ai failli un moment me noyer dans cette mer avec ce personnage attachant…et puis il a trouvé cette ile qui nous a sauvés! Vos mots me touchent et m’aident à continuer..le marathon!

  2. On suit ce père abîmé en manque d amour et qui cherche recours dans la fuite et la vitesse mais rattraper par l injonction juridique à  » gérer ses boîtes vides …le moisi de sa vie » . On attend la suite . .. merci .

    • .. ce sera selon le bon vouloir de Francois Bon! Vos deux commentaires, Françoise et Carole, me servent de point d’appui pour la suite! Merci!

  3. Ce qui est assez fabuleux dans le style de ton texte, c’est la cascade de mots et c’est finalement au lecteur d’en choisir le débit. Avec une lecture rapide, on se noie ; avec une lecture plus lente, on se délecte. On a finalement le choix et l’enchaînement des phrases qui se superposent renforce le rythme qui nous dépasse. J’aime, c’est un beau texte. Merci.

    • Je me glisse à la suite des mots de JeanLuc, sous la cascade, pour éprouver cette fuite en retours par route et mer. Et toucher la douleur de ce père. Merci .