et dire que les histoires qu’on invente sont les fables qui tiennent au corps, avec le froid dans la maison et les poumons qui brûlent à cause de la cigarette, l’asthme qu’il avait, et la rage déjà quand il balançait tous ses bouquins en dansant sur lui-même, moi j’entendais surtout ses cris à elle qui couvraient les siens, et qui traversaient la porte de l’appartement, depuis les trois étages que je montais à toute allure pour les rejoindre, et je trouvais toujours cet amoncellement de fumée qui flottait comme des corolles au dessus de la tête de mon fils, mais elle s’en foutait pas mal de tout ça, et du reste d’ailleurs, les factures à payer, les piles de linges sales, la moisissure, les taches de nourriture partout sur la gazinière, la crasse à même la table sur laquelle nous mangions, toujours, avec les restes de la veille, pourtant elle l’aimait, pas de doute là-dessus, elle y mettait tout ce qu’une mère peut offrir d’amour à un enfant qui vous donne une dernière chance de faire table rase – alors elle raccrochait quand elle m’entendait rentrer, en murmurant il arrive, comme pour signifier à l’autre au bout du fil que la récréation était terminée, que le mari en trop revenait pour mettre fin à sa tranquillité, à sa liberté de femme, au peu de responsabilité qu’elle se donnait et que son passé légitimait à tous les coups, tu ne peux pas comprendre, une enfance comme la mienne ça vous laisse sur le carreau, et puis d’évoquer la Grand’ Rive et son ex, le prof de philo, l’évaporé, le disparu, celui qui repoussait la nuit jusqu’au débord, avec l’enfant, le premier fils, qui devait attendre dans le petit deux pièces que les choses se tassent, que la nuit cesse pour de bon, pour enfin entendre Hélène, sa mère, rentrer avec lui, et s’envoyer en l’air dans le salon jusqu’au petit matin, alors oui, je lui en veux de ne pas admettre que cette enfance-là, elle n’était pas mieux que celle de François, que l’absence de ses nuits, sa solitude, il pouvait aussi les ressentir dans les coups de téléphone qui n’en finissaient pas, et que mise à part jeter des livres sur le sol, il n’avait pas d’autre issue pour attirer son attention, pour oublier cet horizon d’immeubles couleurs d’agrumes, avec l’illusion du lac au bout de la rue, loin, très loin de la maison, du chêne et de la forêt qui bordent les secrets de mon enfance, loin aussi des mères qui oublient, alors je me suis dit qu’il fallait qu’on parte, qu’on lui offre autre chose que ce calvaire, mais je l’ai déjà dit ça, de toute façon je me répète, à force de tout vous raconter, je ressasse toujours les mêmes vieilles histoires et je commence à fatiguer, à me lasser de rabâcher sans cesse qu’on méritait mieux que ces faux jardins, ce lac artificiel et ce béton à perte de vue, que ça devenait vital pour moi de se rapprocher de la maison, enfin de ma maison, celle pour laquelle j’avais signé chez le notaire un acte de propriété, celle que mes parents, que ma mère surtout, me devaient comme un dédommagement – mon père avait dit qu’ils partiraient vivre à la Bonnetière, que la maison, le chêne, seraient à moi quand je le déciderai, que ces histoires d’usufruit c’était une façon de les sécuriser eux, le temps qu’ils se retournent, et puis finalement il n’y eut qu’un amoncellement de promesses non tenues, ils ont d’abord hypothéqué la maison, leur maison, enfin la mienne, pour que mon frère fasse construire sur le terrain qu’il venait d’acheter, et puis quand il a décidé de le revendre, de ne pas aller au bout, ils lui ont donné la masure de la Bonnetière et ils sont restés dans la maison que je devais habiter avec ma famille – on fait quoi dans ces cas là des histoires qu’on s’invente pour tenir, quand on se retrouve confronté à une telle trahison, quand la différence vous arrache à vous même, si violemment, que vous avez l’impression que votre tête pourrait exploser, tellement la brûlure à l’intérieur devient intolérable, que les mots quittent la bouche, quittent le corps de l’homme qu’on se doit d’incarner, mais c’était trop tard, c’était signé, j’allais pas non plus les mettre dehors, j’allais pas les tuer quand même, je me suis dit que me rapprocher ce serait déjà une première étape – quand on a décidé de partir, enfin quand Hélène a accepté de redescendre, j’ai trouvé un copain du métro dont le beau-frère avait un camion suffisamment grand à nous prêter pour transporter notre misère, on a tout chargé en quelques heures et on s’est retrouvé tous les quatre à l’avant, dans la cabine, à la tombée du jour, il fallait impérativement que nous arrivions au petit matin, alors mon copain Lassus a proposé qu’on roule toute la nuit, il a même ajouté qu’il n’était pas fatigué et que ça lui faisait plaisir de nous filer un coup de main après toutes ces années passées à bosser ensemble, et je me souviens que Vincent pleurait au début, parce qu’il avait peur de lui et de son visage patibulaire, faut dire qu’Hélène avait bien chargé la mule comme on dit, elle avait fait ce qu’il faut pour conditionner le petit en allant lui raconter que Lassus était un type infréquentable – un bois-sans-soif comme tous les copains de ton père, un de ces types avec qui il va boire des coups après le foot ou le boulot – mais elle en savait quoi Hélène, de mon dégoût pour l’alcool, elle m’a vu quoi, trois ou quatre fois en tout rentrer ivre après le sport, alors que j’avais juste une petite vingtaine d’année, ça fait pas de vous un alcoolique, quand on a tout juste vingt-deux ans et qu’on ne connaît plus personne, qu’on est complètement déraciné, et qu’on cherche juste à repousser sa jeunesse un petit peu plus loin passé vingt cinq ans, alors, forcément, Vincent, il était terrorisé, parce qu’elle avait fait passer Lassus pour un mec dangereux au volant, un mec qui allait nous tuer en s’endormant sur la route – je me souviens encore du regard d’Hélène, son regard noir comme celui de ma mère quand j’avais annoncé que je montais en région parisienne avec elle – celle qui avait eu un drôle avec un cousin de la famille qui ne l’avait jamais reconnu, une fille instable disait-on dans le quereu, une marie-couche-toi-là qui venait maintenant faire son marché chez eux pour arracher son second fils et l’emporter à la ville – voilà ce qu’elle racontait sur Hélène, et déjà à l’époque, j’avais envie de lui sauter au visage et de lui arracher les mots de la figure, vous imaginez bien que si mon père n’avait pas été là, si le peu d’amour qu’il restait encore dans la maison ne passait pas par lui, je crois que je lui aurais craché à la gueule pour de bon, mais je me suis contenté de partir, de fuir loin d’eux, et de leur mesquinerie de petites gens rustres et sans envergure – quand Lassus a démarré, quand le camion a commencé à rouler et à trouver sa cadence, Vincent a fini par se détendre, surtout grâce aux blagues qu’il faisait, Hélène aussi s’est apaisée et s’est départie d’un rire grave, un rire qu’elle a pris soin de réprimer avec sa main, elle est comme ça Hélène, derrière la colère, les mots qu’elle dit ou qu’elle laisse trainer dans ses aigreurs, il y a aussi sa façon incomparable d’être au monde, qui vous aide à vous maintenir la tête hors de l’eau, j’avais besoin de ça à l’époque, de quelqu’un pour m’épauler, et gommer ce qui en moi refusait de faire bloc, qui s’accumulait trop loin pour s’exprimer autrement que dans le mutisme justement, j’ai pensé souvent à leur dire, à leur raconter que cette histoire de masque cristallisait tout le reste, qu’il y avait bien plus derrière tout ça, que mon enfance s’était brisée par-delà les humiliations, que j’avais souvent l’impression d’être moins important qu’un bibelot dans la maison, mais je ne savais pas comment leur dire, et cette nuit-là, quand on roulait, quand on redescendait en bas, à mesure que les panneaux amorçaient le nom des villes familières, je sentais mon cœur qui s’accélérait, j’allais retrouver le quereu de mon enfance après plus de dix ans d’absence, et peut-être qu’Hélène en aurait fini avec le bruit des voix et les trahisons de la rue Saint-Sauveur – quand La Rochelle est apparu sur le rectangle vert, quand les phares du camion ont éclairé le panneau, j’avoue que j’ai frémi un peu, j’ai senti que Vincent aussi tremblait, je me suis dit qu’il devait penser à François, son frère, qui était resté là-haut, dans l’immeuble de la butte, sans doute pour ne pas redescendre encore une fois vers leur passé commun, vers ces nuits d’insomnies où il guettait son retour, et ne pas être, comme moi, ce déclassé, celui qui échoue parce qu’il revient sur ses pas, comme font les petites gens, incapables de partir vraiment ou de faire table rase.
7 commentaires à propos de “#anthologie #11 | la nuit jusqu’au débord”
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…. » écrit dès qu’il le peut »…merci, là, d’avoir pu. quand les mots deviennent nécessité de … de les dire. A très vite! Merci !!
Merci Eve d’être passée par là et d’avoir les mots qui aident à continuer même quand l’écriture déborde et qu’il devient difficile de suivre le mouvement du cycle. On fonce, on écrit et on va essayer de lire un maximum de textes ! ça inspire ! A très vite oui ! et grand grand merci à toi pour la lecture !!
fort, très fort. Merci Camille.
Merci Hugo ça aide fort, très fort aussi le soutien des compagnons d’écriture du TL. Je récupère petit à petit le retard accumulé avec le début des vacances et je cours te lire ! A bientôt.
On est suspendu à ce texte, les personnages, leurs (non) interactions.
(c’est quoi, quereu?)
Merci Perle pour ton passage dans mes textes et ta lecture attentive ! C’est précieux pour continuer. Le quereu c’est une sorte d’arrière-cour intime qui se trouve en marge des rues principales, et qui forme une sorte de placette où les habitants venaient autrefois discuter des affaires du village. On trouve encore nombre de ces petits endroits secrets dans les départements de la Charente et de la Charente-Maritime, de la Vienne ou de la Vendée. Voilà tu sais tout ! À très vite dans nos textes ou en zoom !
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