Ce que je préfère sur cette route, bien plus que les sucs verdoyants recouverts de résineux et de feuillus, ce sont les noms des villes et villages lus sur les panneaux indicateurs : Saint-Etienne, Firminy, La Ricamarie, Le Puy en Velay, Fay la Triouleyre, Coubon, Brives-Charensac, Yssingeaux, Sarlis, Vaunac, Retournac, Saint-Julien du Pinet, Bessamorel, Malataverne, Sainte Sigolène, Saint Didier la Séauve Ils me parlent d’un chez nous dans lequel je ne m’inclus pourtant qu’à la marge Lire ces noms familiers c’est ne pas pouvoir s’empêcher d’appartenir à ces lignées d’hommes et de femmes qui m’ont précédée et lorsque j’écris cela je ne pense pas à leurs corps enterrés dans les cimetières du pays mais à leurs vies dont j’ignore à peu près tout si ce n’est quelques noms et prénoms voire quelques dates mais rien ou presque de leurs peines ni de leurs rêves enfouis dans la terre noire et lourde du pays Revenir ici c’est redessiner de panneau indicateur en panneau indicateur la carte d’un monde familier A la sortie d’Yssingeaux je m’arrête pour regarder les silhouettes des montagnes qui découpent l’horizon même si je saurais les dessiner les yeux fermés Au printemps les genêts colorent le monde en jaune, l’été les épilobes fleurissent sur les chemins Ça et là une croix en pierre ou en métal marquent un carrefour ou un sommet Ça sent la mousse et les champignons Je lève les yeux Ici les cieux sont profonds, lumineux même quand ils sont sombres Je passe sur le Pont de la Terrasse où la femme d’A. s’est noyée, emportée dans sa voiture lors de la grande crue de septembre 1980 Je remonte le long des prés où des vaches paissent tranquilles Sur la gauche la maison en pierres noires au toit de lauzes Elle a des murs épais où l’on pourrait presque imaginer vivre, une cheminée où faire du feu pour réchauffer ceux qu’on aime C’est une belle maison posée au milieu d’un pré, pourtant on n’y voit jamais personne Les chiens de Sarlis s’élancent pour mordre les pneus de la voiture, surtout ne pas les écraser Le panneau Vaunac s’écrit sur la droite dans un creux de vallon avec des lettres bleues sur fond blanc Le jour décline La grille immense est restée ouverte sur le chemin pierreux et sur la gauche en montant voilà la maison blanche bâtie sur les contreforts du Suc d’Eyme, celle qui ne veut pas se laisser vendre où plus personne n’attend plus personne Elle renferme pourtant en son centre un circuit Scalextric, un baigneur Christophe, une collection de papillons, l’intégrale de La vie du rail, des draps de toile blanche aux lettres D&G enlacées, des verres en cristal gravés, tous intacts car jamais utilisés de peur de les casser et des miroirs dans lesquels plus personne ne vient se regarder.
4 commentaires à propos de “#anthologie #11 | La maison qui ne veut pas se laisser vendre”
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Merci pour ce beau voyage poétique dans cette région que j’aime tant
.. comment la luxuriance du paysage conduit au vide, à l’absence… merci beaucoup.
Merci pour cette magnifique ballade en lecture ! L’inventaire de l abscence boucle cet itinéraire riche de lignée d hommes et de femmes inconnus. Merci!
Tout nous raconte, le paysage, les femmes et les hommes, tout fait histoire, c’est très riche, merci.