#anthologie #11 | fuir

je viens d’abandonner la voiture Sur la ville le temps est clair Rue du Dauphin Au mois de mai il ne fait pas encore trop chaud Marche camarade marche Il est huit heures du matin Je n’ai envie de rien Je ne m’en remettrai jamais Je ne suis pas sûr de mes pas Prendre un peu à gauche la Margana Il faut que je fasse attention Ne pas regarder les policiers qui patrouillent Ne pas regarder les touristes qui descendent Le boyau qui va à la machine à écrire Marche Ici Le boyau s’appelle vicolo degli Astalli Petit chemin des Pôles Marcher rapidement déterminé Oublier le temps est fini J’ai sans doute quelque chose de particulier à défendre J’ai tué un homme Déterminé Marcher les mains dans les poches ma mère ne me reconnaîtrait pas J’ai froid J’ai rasé ma moustache Je l’ai laissé pousser J’ai mis des lunettes de soleil Je les ai enlevées J’ai marché encore Je me suis vu m’arrêter devant une vitrine Via Cavour Un magasin de chaussures Je me suis arrêté Celles-ci ne sont pas si mal Il ne fait pas froid Je marche encore Je vais vers la gare Je ne peux plus reculer Je ne pouvais pas reculer Je ne pouvais pas me dédire Tout le monde était derrière moi Tout le monde était d’accord Tous les camarades Dieu que cette rue est longue Tous Tous Tous Je ne penserai pas à mon fils Tous ou presque il a fallu argumenter Je ne penserai à rien Ne pas regarder les carabiniers Dire que mon arrière grand-père était Bersaglier Continuer à monter Ne pas s’arrêter Avancer Encore des flics Je prendrai le train qui m’emmènera Où dois-je aller à Florence Gênes Venise ou Turin Je ne veux rien Je marche je tourne à gauche Dans mes poches, mes mains Je pars je n’y suis plus je pars

#anthologie #11.2 | dors, Aldo

Voilà trente jours que je ne vois plus la lumière Hier soir ils m’ont donné à manger des papardelles Je vais mourir Ils m’ont condamné à mort Allongé sur ce mauvais lit je vais mourir Je vais mourir pour une guerre qui n’est pas la mienne Et mon petit Luca Je vais mourir à leur place Noretta mon doux mon tendre mon merveilleux amour comme chantait ce chanteur français La petite lumière bleue Voilà trente jours que je ne vois pas la lumière L’ai-je jamais vue ? M’est-elle jamais apparue ? Je prie, je prie pour que les enfants et les enfants de mes enfants soient épargnés des guerres et des atrocités Les hommes sont des animaux, des bêtes prêtes à mordre et à tuer pour un morceau de pain rassis Rien Qu’auront-ils ? Rien Je n’ai rien à leur dire je n’ai rien à leur cacher Rien à leur dire qu’ils ne sachent déjà À quoi bon dormir J’ai pris un somnifère comme tous les soirs Comme tous les matins je me raserai demain matin si Dieu veut Noretta as-tu bien fermé le gaz ? Comme tous les soirs je vais m’endormir et Je dormirai puis je me lèverai et je me laverai les mains Je dormirai oui C’est le soir je vais dormir Je vais mourir Dieu ils vont me donner la mort Enfer paradis purgatoire Le Très-Haut ne les illuminera jamais Jamais je mourrai ils me tueront et c’en sera fini Noretta Noretta L’autre avec sa cagoule noire m’a dit Président c’en est fini nous vous avons condamné à mort Vous n’en avez pas le droit lui ai-je répondu doucement sans un mot sans le moindre traître mot Il a tressailli imperceptiblement Peut-être pas a–t-il répondu muet peut-être mais nous en avons le pouvoir Il n’y a rien à dire d’autre Il est parti assez affecté Aurais-je dû me mettre à genoux et demander le pardon ? Me mettre à pleurer devant lui ? Laissez-moi la vie sauve Cet après midi comme si ça allait me surprendre Je les connais je connais leurs façons de concevoir la vie et la mort et tout ce qu’ils veulent c’est faire plier l’État comme si ça existait ailleurs que dans leurs esprits bornés Il n’y a pas d’État autre que celui du Divin Mais voilà bien quelque chose qui leur échappe complètement Le reste ne ressort que de l’humanité et de ses lois indignes imparfaites obscènes peut-être Il faut qu’elles existent Et mes étudiants et l’hypertension Mon petit Luca Je suis bien soigné Ils doivent me garder en vie pour pouvoir m’échanger Mais ils ne m’échangeront pas Sa Sainteté devrait dire quelque chose Je n’entends rien Je lis les journaux je vois qu’ils ne veulent pas faire aboutir Mais cette police qui ne fait rien ? Un mois entier sans me trouver Désincarné Disparu Un peu de sable dans le désert Je vais dormir je vais dormir je vais

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

5 commentaires à propos de “#anthologie #11 | fuir”

  1. «  Tout le monde était d’accord Tous les camarades Dieu que cette rue est longue Tous Tous Tous Je ne penserai pas à mon fils Tous ou presque il a fallu argumenter Je ne penserai à rien Ne pas regarder les carabiniers ». tout ensemble, tous les mouvements : aller et faire retour , se projeter … J’admire comment d’une proposition à l’autre tu nous emportes dans cette histoire ( Rouge)

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