#anthologie #11 / entre chien et loup

#11 / entre chien et loup

… je pensais à tout cela en revenant sur mes pas A cet ami perdu à jamais A cette foule compacte m’empêchant presque de passer comme une barrière de train A tout cela oui Et je rebroussai chemin à cette heure où chien et loup se disputent le ciel bas prêt à chuter Je réussissais enfin à m’engouffrer dans la rame loin de la gare des départs en vacances où s’amassaient en grappes les gens pressés de partir quand moi je voulais rentrer La rame vide je faisais glisser mes écouteurs sur les oreilles mais très vite l’ambiance du wagon me gagnait j’étais saisie par l’inquiétante étrangeté de ce trajet pourtant habituel Le métro aérien se stoppa net sur le pont suite à un incident technique je décidai alors d’écouter plutôt la rumeur du soir et de regarder les personnes autour de moi, qui inquiets, qui s’esclaffant Et bien qu’ayant le vertige je restai subjuguée par la beauté du ciel sans nuages se mêlant au fleuve l’air de rien comme deux amants se rapprochent à la tombée du jour Je respirai une bouffée d’air chaud par la fenêtre entr’ouverte la chaleur m’étouffant un peu et je convoquais mes souvenirs dans ce temps suspendu Dans mon esprit planait l’image de cet ami parti en Algérie quand je rentrai au collège me faisant alors comme un trou en plein cœur je ne l’avais jamais oublié et ce soir je pensais à lui me demandant ce qu’était devenue sa vie à l’aube de la cinquantaine Le ciel avait quasiment disparu lui aussi en une masse sombre et incertaine que l’on ne pouvait plus distinguer de l’eau de la Seine sous le pont où coincés les gens devenaient nerveux les uns criant au retard dans leurs maisons les autres s’invectivant pour des broutilles la seule raison étant en réalité la canicule insupportable et l’attente qui semblait infinie du redémarrage du métro Une voix enfin se fit entendre dans le haut-parleur puis un bruit de moteur je pensais à Madjid les exclamations de joie et de soulagement ne pouvaient atténuer ma nostalgie croissante Et j’essayais par un tour de passe-passe avec ma mémoire de ne pas penser à ce retour chez moi qui soudain m’effrayait Je comprenais que certaines petites décisions pouvaient être de véritables choix avec des conséquences indubitables sur l’avenir et je sentais à mesure que l’obscurité gagnait du terrain jusqu’aux ombres sur les visages que de rentrer à l’heure où tous étaient partis rendait mon présent incertain j’étais prise d’un sentiment inconfortable je descendais alors à une autre station pour marcher un peu dans la nuit enveloppante qui m’était comme un manteau sur mon âme qui commençait à avoir soudain froid Août à Paris c’étaient les rues désertées et de frayeur j’empruntais les grands boulevards d’un pas lent en ayant bien conscience du détour mais considérant ce fait comme anodin Madjid revenait à mon esprit comme une ritournelle et je plongeais à ses côtés dans la petite piscine municipale de nos 10 ans où il s’était ouvert le menton et où catastrophée j’avais crié son nom que l’écho m’avait alors renvoyé avec force Tout en marchant je perdais le fil des années et j’errais à présent dans les rues ne sachant plus m’orienter je m’étais égarée et l’absence de vent m’arrachait des gouttes de sueur sur le visage J’imaginais Madjid sur une plage à Oran devenu un homme cet ami disparu que je n’avais jamais retrouvé malgré mes recherches J’en étais là de mes pensées quand une voiture me klaxonna Comme les amandes entourées de chocolat le ciel m’enrobait fondant en une masse épaisse sur mon être tout à coup perdu dans cette ville pourtant si familière Il pleuvrait demain car aucune étoile ne brillait Cela ferait du bien aux plantes de la cour je pensais Je décidai alors de retrouver le chemin vers ma demeure après ces quelques heures à tourner grande roue multicolore dans la nuit noire goudron Je rentrais le cœur plein l’âme vide je posais mon sac sur le canapé plein de papiers et de livres encore à lire et je m’asseyais dans le noir sans allumer la lumière

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