Le vent s’est levé l’humidité remonte du sol la paille ramollit ne monte plus dans le convoyeur ça bourre dans la barre de coupe la vis d’alimentation éructe il est tard il est temps de rentrer La coupe repliée la moissonneuse-batteuse s’extirpe de la parcelle rejoint le chemin éteint les feux de chantier allume les phares de circulation actionne le gyrophare et s’élance sur le bitume La nuit est si épaisse que la route disparait dans l’obscurité les phares ratissant les bas-côtés élargissent la voie nulle habitation à peine distingue-t-on une ou deux guérites plantées là en bordure du camp militaire qui envahit les bois La route promet d’être longue une heure pour parcourir vingt kilomètres le temps d’une émission L’autoradio diffuse une musique afro pop en direct d’un festival l’Afrique s’invite à bord Est-ce la faute des hommes de couleur ? lance l’animateur radio La machine freine on n’entend pas la réponse un chevreuil s’élance sur la chaussée bondit sur le talus s’enfonce dans les taillis Nuit noire sans lune Virage après virage la moissonneuse-batteuse descend le coteau éclairant de son halo orange les branches des arbres qui agitent mollement leurs feuilles comme des mouchoirs d’adieu La chaleur de l’après-midi est tombée aucune âme qui vive Il ne s’agirait pas de tomber en panne ni de passer la nuit dans la forêt des Chambarans habitée par une faune sauvage Ce n’est pas encore la saison où les cerfs en rut poussent leur cri rauque Le haut-parleur de l’autoradio crachote plus qu’il ne brame les ondes passent mal dans l’épaisseur des fourrés On pourrait s’endormir sur le siège du passager comme les enfants s’endorment en voiture et rêver d’être sur le bateau qui relie Brindisi à Patras un moteur Mercedes identique équipe les deux véhicules leur ronronnement est le même et saisissant la confusion est proche Aux aurores allongé sur un banc sur le pont du bateau roulé dans un drap en papier de la compagnie ferroviaire on ouvrirait un œil sur Corfou île grecque ionienne à l’entrée de la mer Adriatique Au XIème siècle Corfou fut détachée de l’Empire byzantin par les rois normands de Sicile Il fait presque frais on a pensé qu’en Grèce il fait chaud l’été on n’a pas pris de chandail La machine devine au dernier moment le virage rapide qui la surprend à gauche puis immédiatement après le virage à droite sur le tertre avant de poursuivre à la saison des grenouilles sur un parterre luisant En contrebas de la route dans le prochain virage un étang et son cabanon abandonné Elle ignore l’embranchement à droite et continue de monter tout droit dans les bois là où à gauche une barrière empêche parfois l’accès du sentier Des diodes rouges ouvrent sur ses bords la voie infléchie qui se referme sur son passage Les fissures naturelles de la chaussée jouent les vaguelettes Un cervidé coiffé de bois pourrait surgir dans la lumière des phares ses bonds gracieux enchanteraient l’opacité nocturne qui sent le jour naissant Sortie de la tapisserie végétale une ombre furtive aux yeux fluorescents se fraie un chemin On s’imagine monter en trottinette le boulevard de la ville là-bas au-delà des bois Les fines roulettes glissent sur les dalles de pierre polie L’avenue est bordée d’immeubles cossus aux riches appartements avec de hauts plafonds des balcons éclairés des mousselines ondulant aux fenêtres des lustres des lumières diffuses parfois un rideau coloré ou la braise d’une cigarette fumée hâtivement dans le soir En haut du boulevard une fontaine monumentale crache son eau On se laisserait porter et sur l’arrondi du pont les robes s’envoleraient La moissonneuse-batteuse continue de rouler sur un tracé qui serpente au milieu des chênes et des hêtres Très haut dans le ciel les étoiles doivent briller mais la lune est absente Au-delà des bois des broussailles et des collines une maison attend On n’est pas encore rentré on s’arrête d’abord au silo récupérer les tickets de pesée la route est longue
3 commentaires à propos de “#anthologie #11 | En moiss’batt’ à Corfou”
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En moissonneuse-batteuse, bateau, trottinette, on flotte cette nuit riche d’images. Les images de faune sauvage sont très réussies. Merci Cécile.
Merci Aline d’avoir cheminé dans mon texte ; c’est en lisant ton commentaire que je m’aperçois de cette profusion de moyens de locomotion qui, peut-être, perturbe le texte.
Je ne trouve pas que ça perturbe le texte, c’est fluide, on passe de l’un à l’autre et on revient à la moissonneuse-batteuse sans perdre le fil.