Il y avait ces soirs particuliers, de ces soirs dont on gardait trace pour des mois, soirs spéciaux où l’on était en route pour la mer Quelques jours à la mer avec elle, annonce d’une joie, d’un privilège sans nom, aller ou revenir de la mer ensemble dans sa voiture, moments avec elle dont nous, ses amies, étions jalouses de les vivre ou d’en être écartées Un coup de téléphone nous disait Nous serons seules Laisse l’enfant à son père c’est pour ça que tu l’as choisi Quelle chance d’être sans enfant nous sommes libres de partir La route dès lors défilait Quitter la ville sur le soir à l’heure entre chien et loup une fois le travail terminé les bagages embarqués et les aux revoirs consolés La voiture telle une capsule une météore dont nous sommes les passagères uniques et précieuses Un voyage à passer ensemble comme sœurs jumelles identiques et côte à côte sur les sièges avant ou derrière elle, accoudées au dossier pour mieux parler, ne rien manquer de ce qui se dit devant Quelques jours sans contraintes à visiter des villages de pierres, boire du thé, explorer le musée Picasso, la Fondation Maeght, tenter un dernier bain avant le début de l’hiver, manger sur le balcon de l’appartement, déguster les bonnes choses qu’elle aime et qu’elle nous prépare Sa voiture bruyante nous trimballe dans le soir qui prend la couleur grise de la nuit à l’approche, celle d’un soir d’automne doucereux Elle dit que l’automne est sans âme, que perdre le soleil n’est pas excusable et qu’il était plus que temps de partir le chercher plus au sud La route défilait et nous parlions De tout De l’enfance De la nôtre encore proche De nos parents encore jeunes De nos mal-être compliqués De leurs causes repérables De ses mal-être à elle qu’elle disséquait sans fin pour éclairer les notres Des conversations déjà commencées dans sa chambre, dans son salon, devant sa table encombrée, les mots toujours repris, les emballements et les silences Parler, raconter, évoquer ce qui a été Pour elle on se souvient, on convoque les moindres détails de nos réminiscences Ses remarques et ses réponses embellissent nos paroles, éclairent un instant qui nous a échappé Elle saute d’une interprétation à l’autre si vite qu’elle doit répéter son raisonnement Elle nous perd dans les méandres de ses analyses, de nos émotions personnelles, de nos hésitations Le soir défilait derrière les vitres, il amortissait nos souvenirs, un peu de lumière dans un lointain que nous tendions à rejoindre L’espoir d’une journée de soleil la motive, elle décrit déjà demain, la nuit ne sera qu’une étape, une frontière entre ici qui s’enfonce dans l’automne de terres intérieures et là-bas où même l’hiver reste doux, lumineux, transformé par la mer, ses embruns et ses influences douces Elle conduit vite dans la nuit qui s’étale sur la route, les phares nous éblouissent, le faible prix à payer pour elle qui conduit sans être remplacée, qui trace sa ligne dans la circulation de camions La nuit, elle la connaît, conduire la nuit ne l’arrête pas, le but est précis Dans quelques heures la nuit sera suffisamment avancée, le matin à l’approche et le retour du soleil sur la journée deviendra perceptible Pour l’instant le ciel est teinté d’un bleu profond qui découpe sur les cyprès des ombres noires Le chemin dévore nos histoires, s’étire vers le sud même s’il reste des heures encore pour avaler la nuit Elle conduit, mange des biscuits et remodèle nos confidences Le sombre nous enveloppe, enroule l’immense autour de nous et peu à peu tout disparaît Nous sommes les passagères sans enfants, les amies inestimables, les précieuses Le temps a une teinte étoilée et la route devant nous s’échappe dans le défilement d’une réalité fugitive Un château perché annonce la porte du Sud Le nom des villes prend couleur de fruit, de théâtre, d’opéra, de petits chevaux blancs et de taureaux, puis enfin de Grèce ancienne, ensuite les noms changent, prennent des allures de plages, de calanques, de garnisons, et enfin de cinéma Nous arrivons Une torpeur se propage dans nos os, sous nos paupières, masse nos ventres, nous somnolons, elle conduit toujours, croque du chocolat La nuit sans rêve cache nos visages, saoules de mots, de bercements et de lumière noire, nous arrivons étourdies d’amitié et de partages intimes
« Le chemin dévore nos histoires, s’étire vers le sud même s’il reste des heures encore pour avaler la nuit » la beauté de cette phrase et du texte. J’ai beaucoup aimé