#anthologie #11 | ce glissement qui nous rapproche du reste.

Je ne sais pas si j’ai vraiment dormi si j’ai rêvé flotté Quelle sorte de sommeil en si peu de temps nous repose L’annonce de l’arrivée réveille ma voisine de droite Elle se redresse comme tirée d’une attente suspendue L’atterrissage est imminent après nos heures de temporalité incertaine Les lumières des cabines se rallument Fébrilité des passagers enfin autorisés à bouger après l’immobilité cotonneuse qui a suivi le dîner Souvenir flou que ce semblant de repas rapidement distribué consommé débarrassé
Je me colle au hublot le plus loin possible de l’agitation M’en remettre à la vue pour ne pas entendre les murmures sourds Un ciel noir une terre noire des nuages noirs l’horizon noir Le pays comme silhouette promise déjà disparue Il apparaîtra à l’approche pour l’instant je dois attendre Cette patience devenue habitude ou forme d’écriture erratique Je filmerai la descente J’ai cette hâte louche de tout filmer comme pour cacher mes yeux enfermer l’émotion Je filme tout retour me répète au milieu d’autres rituels partagés en vue de l’atterrissage On sait qu’il faut ranger l’ordinateur redresser le siège verrouiller la tablette boucler la ceinture Les hôtesses passent vérifient et complètent les consignes d’un mouvement de main

Un message de bienvenue l’heure locale la température extérieure moins violente en cette heure tardive Sourires sans visage comme pour décontracter les joues Soulagés d’être encore là après ce bout de nuit artificielle Certains reprennent leurs voix D’autres farfouillent dans leurs sacs sans penser perte ou vol geste instinctif signant la reprise de la conscience
Vue de haut à la lumière du jour Beyrouth ressemble aux grandes métropoles avec le surgissement de ses immeubles Elle retrouvera au sol son allure de petite capitale pour petit pays l’un des plus petits du monde De nuit c’est encore autre chose l’apparition du Liban est moins éclatante Les pannes d’électricité la réduisent à un chapelet de lumières éparses Signes de vie disséminés rappelant que la terre est habitée On y perd toute frontière On confond mer rivage montagne villes et villages Uniformité sans contours A-t-on réellement un pays Je filme ma voisine est là tout près dans mon dos si proche que son souffle se mêle à mon geste Je ne sais si elle regarde intriguée par ma vidéo Quelles scènes derrière une vitre tachée et l’étendue noire à perte de vue Si elle guette descente et pays Je m’obstine à filmer, le pays n’est pas moins opaque sous le soleil Mains tremblantes crispées douloureuses pour contrôler les secousses du téléphone et stabiliser l’image

De nuit comme de jour le même hall nous accueille À cette heure tardive l’affluence est moindre mais tous s’empressent de franchir les contrôles Mais les valises n’arriveront pas plus vite Ne pas savoir quelle pancarte suivre « nationalité libanaise » ou « autres nationalités » Je suis binationale Présenter au guichet les preuves de ma double appartenance Passeport français et carte d’identité libanaise Je crois lire dans son regard une pointe de suspicion diffuse Tous les contrôleurs me font cet effet en raison de leurs paupières basses Ou de leur indifférence qui contraste avec mon émotion coriace malgré le long exil Ou de mon ridicule à parler libanais pour solliciter leur complicité dans cette langue qui nous reliera toujours
Les tapis roulants tournent à vide en boucles absurdes Patience Les hommes portent les enfants endormis têtes ballantes sur le dos des pères Les mères prendront le relai quand viendra le moment de récupérer les bagages Les sacs duty-free posés à nos pieds comme poches remplies de quelques objets jugés précieux Ces achats anxieux des derniers instants illusion d’emporter un fragment du lieu avec soi Je me connecte à la wifi de l’aéroport pour envoyer un WhatsApp à mon frère lui signaler mon arrivée et l’attente de la valise Mais j’attends surtout sa réponse comment rentrer sinon
On roule fenêtres ouvertes On a échangé même question de cruelle normalité ce comment vas-tu Il fallait la poser pour éviter de répondre Commenter le voyage la circulation le nombre étonnant de voitures à cette heure La mer est à gauche, au noir confondue Même masse indistincte devinée de l’avion Il me semble l’entendre dans le frottement des roues sur l’asphalte Ce glissement qui nous rapproche du reste Du lendemain De ce qui viendra après Le retour à la maison parentale Cette absence-là

A propos de Gracia Bejjani

Gracia Bejjani est née à Beyrouth. Elle a quitté son pays à vingt ans, elle a fugué, n’a jamais quitté. Elle dit : « J’écris, je filme, photographie. J’écris ». Elle est auteur du recueil J’ai appris à parler sur tes lèvres (La Kainfristanaise). Ses textes sont publiés par de nombreuses revues comme la NRF Gallimard, l’anthologie 2024 du Printemps des poètes (Castor Astral), Décharge, Wam, Lettres d’hivernage, Radicale… et en ligne par le Courrier International, Plume Francophone, Hors-Sol, Poema… Elle a été programmée au Festival Extra Litteratube à Beaubourg, à la Maison de la Poésie de Paris et au Festival international de Poésie de Roulers (Belgique). Elle tient également une chronique dans la rubrique « culture » d’Ici Beyrouth. Sa chaîne YouTube, régulièrement alimentée par de nouvelles créations, regroupe à ce jour près de sept cents vidéos-poèmes. – Site : https://graciabejjani.fr/ – Chaîne : https://www.youtube.com/c/graciabejjani

2 commentaires à propos de “#anthologie #11 | ce glissement qui nous rapproche du reste.”

  1. … de tout coeur avec ce texte donc avec ceux et celles qui vivent là-bas, dans cet aujourd’hui qu’ici, en France, on ne peut imaginer. S’en approcher parfois avec des mots… Comme les tiens. Merci.

Laisser un commentaire