Elle est morte aux environs de 1910. Elle est brune, elle est blonde, elle a les yeux gris. Elle nait dans les vignes aux pieds du Canigou. Elle nait sur les rives de la Têt. Elle nait en France et elle nait en Catalogne. À 42 ans, elle se marie avec Henri, cultivateur. Elle prend son nom. Il lui donne son nom. Elle parle le catalan des collines, elle ne sait pas l’écrire. Denise, son arrière petite fille, la dira folle et méchante. Sorcière se dit bruixa. Elle est peut-être repérée par cet original, dont quelques-uns se souviennent, cet étranger dont la seule mission est de les reconnaitre pour les dénoncer. Archive après archive, Victoire est coincée entre ses mariages et ses enfants. À 22 ans, elle épouse Bonaventure, accouche, appelle l’enfant Emmanuel. Elle donne une soeur à Emmanuel, ou bien le contraire, cette soeur n’est pas sur les registres. Cette soeur existe pourtant, parait-il, et se retrouve sur les registres du Var (l’autre bout du monde). L’été, elle va cueillir le thym au col, elle cuisine des boles de picolat, des escalibades, elle prépare la cargolada. À Pâques, elle fait les bougnettes avec ses voisines et ses cousines. Elle est fille unique. Elle aime aller aux asperges, manger des abricots juteux à même l’arbre. Elle va peu à l’église qu’on entend toutes les heures. Chaque jour depuis ses 10 ans elle lave le linge, une fois par mois les draps de lin. Le lin, c’est une journée entière passée au lavoir avec les voisines, les cousines. Petite, elle avait les genoux en sang, à force de courir dans les vignes. Il n’y a pas d’école à Nefiach, mais il y a beaucoup de chats. Elle est la seule Victoire du coin et de l’arbre au milieu des Catherine, des Françoise, des Marie. Onglets ouverts, un pour chaque aïeule qui n’apparaissent qu’à leur mariage. Bascule notoire des prénoms autour de 1700, quand le traité de Pyrénées pénètre les collines. Maria Ana et Jaume engendrent alors une Catherine. Chaque jour elle nettoie les casseroles, la vaisselle, les couverts, avec l’eau de la Têt, chaque jour elle fait du feu. Parfois, pendant que les sarments crépitent, elle brode ses initiales et celles de son mari sur des mouchoirs. Après le second mariage, elle découd la branche du P pour le transformer en D. Elle n’aime pas l’ombre des figuiers, elle aime nourrir les chevaux dans la grange, quand on la laisse faire. Paralysée dans son lit, elle crie de douleur chaque jour, durant les dix dernières années de sa vie. Cette deuxième fille n’existe peut-être pas. Elle m’obsède. Elle a environ 30 ans quand Bonaventure disparait des registres. Bonaventure meurt. Bonaventure part à pieds vers l’Est, Brignoles. Elle tue Bonaventure. Elle est veuve. Elle est seule, peut-être avec Emmanuel et l’autre fille. À 42 ans, elle a un dernier enfant que son mari déclare et prénomme Marie, mais qu’elle appelle Catherine ou Catherinette, comme sa mère. Elle survit peut-être par miracle à l’accouchement. À 60 ans, elle se fait prêter de l’argent par le mari de Catherine, trace une croix sur le registre notarial. Sur la table à côté de l’ordinateur, un papier jauni manuscrit, avec des chiffres, des signatures, des tampons, une croix. Son arrière petit fils, René, meurt à 8 ans. Son arrière petit fils, René, se marie avec son arrière petite fille, Denise, en 1947. Elle est morte. Elle est née.
Incroyable texte, je suis scotchée pas la tension qu’il provoque en le lisant. Les phrases courtes, ces fils narratifs qui se tissent, se cassent, nous perdent, nous retrouvent. C’est vraiment réussi. Merci.
… quelle vie ! dans toute sa complexité, ses secrets livrés à un rythme qui brasse l’espace et le temps.merci!
Je suis étonnée et touchée, je me demandais si c’était lisible