Il porte le prénom d’un dictateur dont la dépouille sera exposée, pendue par les pieds, sur une place de Milan. Il est vendeur de tissu à Paris après la guerre. Il offre à sa jeune sœur un coupon de tweed pour y coudre le costume de mariage de mon père. Il est né en Italie, dans un village qui porte un nom d’une pierre taillée en forteresse. Je lis le fil d’info du 26 juin 2024 où se succèdent les questions des internautes et les réponses des journalistes. Il ne voit pas ses petites sœurs pendant l’occupation parce qu’il se cache. Il est dénoncé avec quatre de ses camarades et arrêté dans un café de la région parisienne. Un train l’emmène à Dora. Il est ensuite déplacé à Dachau. Avec un pseudonyme de ville suivi d’un numéro, un internaute demande pourquoi les journalistes ne dénoncent par le signe de ralliement au terrorisme qu’un candidat arbore fièrement sur sa veste, quelle honte, faites votre travail, cet appel à la violence est antirépublicain, insupportable. Il est libéré. Il ne tient plus debout. Il récupère toutes les miettes de pain sur la table en les pressant contre une boule de mie de pain qu’il a façonnée et qu’il avale méticuleusement, parce qu’il ne supporte pas qu’on les jette. Sa femme s’appelle Madeleine. Il la rencontre parce qu’elle est infirmière. Il a un fils, et puis une fille. Son vêtement de déporté porte un triangle rouge. L’équipe de journalistes répond qu’il s’agit du triangle rouge porté par les prisonniers politiques sous le troisième Reich. Il est communiste. Il a participé à des grèves. Il est allé au cinéma. Il a marché rue Mademoiselle. En 1970, le téléphone sonne. Ma mère décroche, son visage est souriant. Nous venons de rire tous ensemble, d’une plaisanterie que j’ai oubliée. Elle est heureuse en entendant la voix au bout du fil, c’est Madeleine. Dans la famille, on francise les prénoms, pour ne pas se faire traiter de ritals. J’ai quelque part la photocopie de son acte de naissance, envoyé par la mairie du village d’Italie où ne poussent que des pierres. En 2016, j’ai suivi sur une carte le trajet du train qui l’a emmené à Dora. On l’appelle Benoît. Son fils est plus beau que Jean Marais, et aurait dû porter un triangle rose s’il avait été déporté en tant qu’homosexuel. Sa fille, lorsqu’elle a dix-huit ans, avec ses longs cheveux blonds et les yeux de Michèle Morgan, rejoint en stop des amis trotskistes. Ma mère entend au bout du fil la voix de Madeleine. Le combiné lui brûle la main, et elle le lâche n’importe comment. L’appel d’air qui déferle dans ses poumons fait se disloquer son visage. Elle atteint une chaise, difficilement, parce qu’elle marche comme sur un bateau qui tangue. Elle pleure sans bruit. Mon père reprend le combiné. Benoît est mort.
7 commentaires à propos de “#anthologie #10 | triangle”
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J’aime beaucoup ces effractions du réel maintenant dans ce beau portrait
Merci Catherine ! (quel exercice ce mélange de temps et de gens)
Quel texte splendide ! Merci, Christine !
Merci beaucoup Helena !
Le point d’intersection de deux réalités se tenant au cœur du triangle rouge, c’est puissant. Merci C Jeanney
Merci Cécile ! (quel truc bizarre c’est, la géométrie)
j’aime beaucoup cet histoire (on la connaît ou bien ?) (dans un autre compartiment – ça me fait souvenir de mon père et d’un de mes oncles) (ça en fait une autre qualité – annexe,oui) (merci)