#anthologie #10 | Suivre la linéarité par laquelle on se l’approprie

Le 16 juillet 1969, un mercredi. Il est sur les routes. Au mur de la salle à manger, sa photographie trône, une image en noir et blanc dans un joli cadre doré. Un enfant blond aux cheveux longs, on dirait une petite fille. Derrière, des arbres, peut-être à Saint-Bonnet, dans la forêt de Tronçais, vieille réserve de Colbert avec ses arbres multicentenaires. Par qui cette photo a-t-elle été prise ? On ne le sait pas. Il travaille pour une entreprise de couverture bitumineuse. Parfois, il dit où il va, parfois non. Auxerre un jour, Saint-Jean-Pied-de-Port un autre. Il est souvent absent, jamais là sauf les fins de semaine. Il prend des cours aux Arts et Métiers à Paris, des cours du soir. Il veut aller plus loin, plus haut. La fusée Apollo 11 s’arrache du sol dans un panache de flammes blanches et de fumées sombres. Il ne verra pas le lancement en direct, il l’écoute peut-être à la radio dans sa voiture, une Ami 8 flambant neuve, sortie des chaînes en mars. Apollo 11 diminue à vue d’œil. Ce n’est pas encore la télé en couleur. Dans la pièce, des chaises alignées, beaucoup de monde. Il est un peu avec nous par l’entremise de la photo au mur. L’arrière-grand-père, lui, est à sa table de cuisine, préférant ses mots croisés. Les conneries des Américains, dit-il, ne l’intéressent guère. Il n’y croit pas, le dit quand tout le monde se lève pour partir. Le temps qu’il fait en ce lundi 8 septembre 1969 est difficile à se rappeler. On devrait noter toutes les informations climatiques chaque jour, car plus de cinquante ans plus tard, l’intelligence artificielle ne nous donnera que des données génériques. Climat océanique dégradé, influencé par l’Atlantique mais avec des caractéristiques continentales. Hivers frais, étés doux. Températures moyennes annuelles entre 10°C et 12°C. Les mois les plus chauds, juillet et août. Les plus froids, janvier et février. Précipitations homogènes sur l’année, environ 600-650 mm. Septembre : températures moyennes entre 12°C et 22°C, possibilité de belles journées ensoleillées. Début de la chute des feuilles. Brouillards matinaux possibles, surtout à l’automne, orages en fin d’été. Ces informations sont générales et ne reflètent pas nécessairement les conditions spécifiques du 8 septembre 1969 à Parmain. Pour des données précises, il faudrait consulter des archives météorologiques officielles. Nous déménageons en région parisienne. L’Allier, c’était trop loin, ça le crevait. Il nous trouve une nouvelle maison. Albin Chalandon, ministre de l’équipement, lance un concours international de la maison individuelle cette année-là. Un petit pavillon de banlieue flambant neuf, un muret entourant un jardinet, une allée de graviers, quelques tilleuls. Mais ça n’a plus rien à voir. Devant la maison, de l’autre côté d’un chemin de terre, l’Oise, très large à cet endroit, avec des péniches laissant des taches mordorées de gas-oil. Il a terminé un cycle de cours du soir. Il travaille d’arrache-pied, mais il peut rentrer l’Ami 8 dans le jardin. Le crissement des pneus sur les graviers, les lueurs des phares au plafond de la chambre. Un soir, il rentre plus tôt, content, encense le nom de Chaban Delmas, disant que peut-être on va enfin sortir de la chienlit de l’année dernière. Les affaires reprennent, il vient d’être promu chef des ventes. En 1974, nous déménageons encore, toujours à Parmain, cette fois dans un virage en tête d’épingle. Le choc pétrolier affecte la couverture bitumineuse, qui périclite. Il est remercié après quinze ans de bons et loyaux services. Il se retrouve face à des psychologues avec des taches noires sur du papier blanc. Malgré les cours du soir aux Arts et Métiers, il n’a pas les diplômes adéquats. Avec des jeunes gens qui le regardent avec compassion, il se sent vieux à 39 ans. De 1976 à 1986, il ne voit pas son fils aîné. Un infarctus. Un chien, un boxer. Une maison à Limeil-Brévannes, près de Servon en Seine-et-Marne, où il travaille comme directeur commercial. Ses gars l’adorent, c’est ce qu’il dit souvent. Hors de la maison, il est un caïd, un battant. En 1987, à 52 ans, il atteint son objectif. Une belle maison, un 4×4, une chienne boxer qui passe ses week-ends dans le lit conjugal. Il ne cherche pas vraiment à savoir où est son fils aîné, ni ce qu’il fait. Photographe à Paris, est-ce un métier ? En 2003, on le retrouve au cimetière de Valenton. Des gens passent pour lui serrer la main. Son fils aîné est à côté de lui, ça lui fait du bien. Il est venu avec sa nouvelle compagne de Lyon – les Lyonnais, ce qu’il leur manque c’est d’être Parisiens. Le cadet est là, mais c’est tellement normal qu’il ne le relève pas. Il ne supporte pas la vision du cercueil en flammes sur la vidéo. Le type des pompes funèbres lui pose une main sur l’épaule, il la repousse et sort fumer. Il décide de revendre les 4×4 prévus pour un exil à la Réunion, s’achète une vieille Ford Mustang d’occasion, met en place un emploi du temps strict, embauche une femme de ménage. En 2013, cancer du pancréas. Opération. Quand on lui parle de chimio, il s’effondre. Pas de cachets, pas de traitement. Il reste avec la chienne sur son lit, regardant Canal+ et lisant des romans policiers jusqu’à la fin. La femme de ménage le trouve un matin de février, affalé de tout son long. Les pompiers l’emmènent. Son fils aîné, alerté, fait le voyage depuis Lyon, mais au dernier moment, renonce à se rendre à son chevet. Le 15 février, il décède seul à l’hôpital de Créteil.

A propos de Patrick B.

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