#anthologie #10 | Si c’était pire avant, que c’est bien pire après

Plus que quelques heures, peut-être les plus difficiles. Surtout ne pas se focaliser là où ça fait mal, d’ailleurs ça fait mal partout, penser à autre chose. Faire diversion. Alors elle part dans ses souvenirs. Mémoire encore vive du premier mois, elle se doutait qu’il se passait quelque chose, là, dans son ventre, dans ses seins. Elle en souriait, personne ne savait. Pendant ce temps au Bhoutan , pays du « bonheur national brut », Tshering Tobgay remportait les élections législatives avec son Parti Démocratique Populaire, en Slovaquie, Robert Fico, pro russe allait devoir composer un gouvernement de coalition, en Pologne, pas de majorité absolue pour le parti populiste « Prawo i Sprawiedliwość ». Le Bhoutan, voilà bien le seul pays où elle aimera aller, après, quand elle pourra, si elle peut. Elle esquive les images de la fin de l’année, la peur de le perdre, l’angoisse du futur père, les nausées, les insomnies. Elle se fixe longuement sur le vécu du quatrième mois, on lui disait qu’il mesurait presque vingt centimètres, que tous les organes étaient formés. Elle se souvient de ces heures passées devant le miroir, à scruter le moindre changement, le moindre mouvement. Elle était pressée que ça bouge là-dedans que ça se manifeste, vraiment. Pendant ce temps en République Démocratique du Congo le président sortant Félix Tshisekedi était réélu avec une très forte majorité, l’opposition criait à la fraude, investiture du Président Joseph Boakai au Libéria, Lai Ching-He remportait l’élection présidentielle à Taiwan.

Les douleurs reprennent de plus belles. On vient la voir, la rassurer, mesurer l’évolution de la situation, la taille de l’ouverture. Elle panique un peu, on lui rappelle les séances de respiration, elle fulmine, on ne la comprend pas, personne ne la comprend. Surtout pas lui, paniqué et désœuvré et qui lui demande pourquoi elle a refusé la piqure, celle qui n’anesthésie que le bas du corps, qui empêche de souffrir. Ne pas répondre à ce genre de question du futur père, qui en aura bien d’autres plus tard. Retourner dans le passé, c’est mieux. Cinquième mois, échographie de février, les pleurs de joie, devant l’écran. Elle le voit vraiment bien bouger maintenant, porter ses mains à sa bouche, à ses pieds aussi. Quelle souplesse à côté d’elle qui commence à avoir du mal à se déplacer. Télétravail demandé, refusé, pas grave, elle démissionne parce qu’elle se fout du business plan, des devis, des balances commerciales, à ce moment-là. Elle se fout de tout et de tout le monde sauf du petit, là-dedans. Parce que maintenant elle le dit, ce sera un garçon. Pendant ce temps au Salvador, le « dictateur le plus cool du monde » comme il se nomme, Nayib Bukele remportait les élections présidentielles avec plus de quatrevingtcinqpourcent des suffrages exprimés, le président Macky Sall au Sénégal décidait de reporter les élections présidentielles, des émeutes se multipliaient dans le pays, en Azerbaïdjan, les opposants du  président sortant Ilham Aliev, réélu avec quatrevingtdixpourcent des voix, s’insurgeaient sur cette « farce électorale ».

Elle voudrait maintenant que ça aille vite, mais, il faut le temps au temps, lui dit en riant une infirmière qui en a vu d’autres, des pleurnicheuses comme elle, des larmoyantes. Elle a l’impression qu’on ne le croit pas. Elle repart en arrière, sixième mois, début du printemps, on lui avait dit qu’à ce stade le fœtus avait déjà comme un rythme biologique à lui, des moments de veille et des moments de sommeil. L’osmose grandissait entre eux deux. Plus grand monde autour d’elle qui comptait pour elle, elle n’écoutait plus aucune nouvelle du monde. Pendant ce temps au Portugal, les socialistes perdaient les élections législatives et devaient composer une coalition avec l’alliance démocratique de droite, en Russie le président Poutine était réélu avec une très forte majorité, au Sénégal l’opposant au pouvoir Bassirou Diomaye Faye, libéré à neuf jours du scrutin après onze mois d’emprisonnement, était devenu président à l’âge de quarante-quatre ans.

On vient de lui confirmer. Le travail est maintenant très avancé, il faut qu’elle soit encore un peu patiente, qu’elle respire, on ne lui dit que cela, respirer, depuis plus de douze heures qu’elle est arrivée. Elle a hâte de retrouver une certaine douceur de vivre, comme celle de son huitième mois. Elle l’avait lu dans les livres, tout est prêt à ce stade, il aurait pu sortir. Elle bougeait de moins de moins, il faisait froid en ce mois de mai, elle parlait peu, lisait beaucoup, ne cessait de l’imaginer gesticuler quand il imprimait des bosses de plus en plus invasives sur son ventre. Pendant ce temps en Lituanie, le président sortant Gitanas Nauseda était réélu, au Togo le parti du président Faure Gnassingbé, dans la suite de son père resté au pouvoir pendant trente-huit ans, remportait les élections législatives, Mahamat Idriss Déby Itno était élue présidente, succédant à son père décédé.

30 juin 2024, quelque part en France, dans une clinique. Il est dix heures et cinquante-trois minutes. Un garçon, pesant deux kilos et six cent grammes et mesurant quarante-neuf centimètres vient de naître. C’est marqué sur la fiche. Elle ne sait pas ce qu’elle ressent, exactement. Comme une espèce de joie qu’elle n’a jamais connue. Le père, déboussolé, échappé juste après l’accouchement, pour souffler, en a profité pour aller voter. Pour des législatives, à la hâte, décrétées. Il la retrouve, calme et souriante, dans la chambre. Il s’assoit et reste là silencieusement avec le bébé qu’elle a posé dans ses bras. Elle avait refusé de lui signer une procuration, au cas où, elle avait décidé de ne pas voter. Elle sait qu’elle fera tout pour construire à ce petit homme une belle vie, même au milieu du chaos, du désastre, des catastrophes annoncées et de celles déjà là. Elle sait, elle, ce qu’elle a à faire. Nul besoin des autres, surtout pas de ceux qui promettent un monde meilleur pour les autres, à la place des autres, elle prend son téléphone, porte des écouteurs à ses oreilles, cherche dans la playlist de ces neuf mois passés…et ferme les yeux.

Si c’était pire avant, que c’est bien pire après, alors en attendant
Laissez-moi donc rêver qu’il existe un moyen pour arrêter le temps
La regarder sourire, la regarder danser, et puis de temps en temps
La prendre dans mes bras, lui parler d’avenir, lui faire des enfants
Si c’était pire avant, que c’est bien pire après, alors en attendant
Laissez-moi donc rêver qu’il existe un moyen de faire tomber les grands
De nous voir tous levés, tous au petit matin, défier les tyrans

Si c’était pire avant, que c’est bien pire après, alors en attendant
Laissez-moi admirer les forêts millénaires peuplées d’orang-outang
La barrière de corail, les neiges éternelles, les Séquoias Géants
Si c’était pire avant, que c’est bien pire après, alors en attendant
Laissez-moi embrasser la beauté de la vie, au milieu du néant
Laissez-moi m’enivrer, laissez-moi m’exalter et laissez-moi chérir
Les plaisir de la vie que vous dites « interdits » pour nous mieux nous asservir
Si c’était pire avant, que c’est bien pire après, alors en attendant

Laissez-moi oublier que le monde s’effondre, l’espace d’un instant
Laissez-moi respirer, laissez-moi rigoler et laissez-moi sourire
Je ne veux plus rien savoir, de vos luttes de pouvoirs, de vos sombres délires…
Si c’était pire avant, que c’est bien pire après, alors en attendant
Laissez-moi donc rêver qu’il existe un moyen pour arrêter le temps
La regarder marcher, la regarder grandir et puis de temps en temps
Lui parler de voyages, fabuleux paysages, dans la course du temps
Si c’était pire avant, que c’est bien pire après, alors en attendant

Laissez-moi donc rêver qu’il existe un moyen pour arrêter le temps
La regarder sourire, la regarder danser, et puis de temps en temps
La prendre dans mes bras, lui parler d’avenir, lui faire des enfants

(Zoufris Maracas –https://www.youtube.com/watch?v=-ypbdbZ20k4)

A propos de Eve F.

Rédige des assignations et des conclusions, défend le veuf et l'orpheline, écrit sur le Droit et son envers, la Justice et ses travers, le bien-être et son contraire, les hommes et pas que, le bruit du monde et ses silences, aussi.

2 commentaires à propos de “#anthologie #10 | Si c’était pire avant, que c’est bien pire après”

  1. À l’écoute d’un ventre pendant cette lecture et dans le chaos des résultats qui arrivent… Merci pour la chanson, merci pour le rêve !

  2. Un angle de vue très intéressant et bien mené, et plein d’émotions.
    Merci, grand, pour votre passage sur mon blog.