Il a 59 ans, c’est Noël, la famille s’est réunie pour l’occasion, peu d’embrassades, de la gêne, la fatigue de devoir être là, l’obligation des réunions familiales contraignantes, tout le monde reste dans son coin, lui a 55 ans, il s’émerveille devant un robot chien avec lequel il pourrait « faire des performances hors du commun », et dont il se lassera quelques jours après, il a dépensé une fortune pour l’avoir, probablement l’intégralité de ses maigres économies, les yeux émerveillés devant son nouveau jouet, il semble avoir 8 ans d’âge dans le corps d’un trentenaire de près de 60 ans. Il a 50 ans et mange un bout de viande crue sur un banc suspendu au plafond, au théâtre Garonne, devant un public médusé, on dirait qu’il mange de l’homme, un enfant commence à pleurer, ses parents et lui sortent de la salle. C’est la première fois que la main qui écrit le voit sur scène. Il a 12 ans sur la photo, encore que la main qui l’écrit ne peut être certaine des dates tant elles varient selon qui raconte l’histoire dans sa famille, il doit donc en avoir 12, à Saigon, avec ses soeurs et son frère, souriant, tous semblant unis, tous beaux, les garçons en chemise blanche bien repassée et petit bermuda, les filles en robe blanche à dentelles, allure de bourgeois, devant l’école française, tous promis à un avenir brillant, ils doivent faire la fierté de leurs parents, surtout lui, l’ainé, sur qui l’on place les plus grandes attentes. Il a 72 ans, dans les studio de radio France, le chaos des percussions laisse place à sa voix dont jaillit Artaud, Artaud soudain là, devant nous, dans son corps secoué par des éclairs de langue, la main qui écrit se retrouve subjugué devant l’incarnation d’Antonin. Il a 19 ans, mer de Chine, des centaines de vietnamiens, laotiens, cambodgiens, partageant famine, froid, maladies, trois femmes ont été violées devant lui, sept hommes tués, il n’en n’a pas de souvenirs précis, seuls les nombres des victimes semblent certains, il refuse d’en parler, il évite le sujet, il dit ce que la main qui écrit trouverait sur Wikipedia, ce qui demeure en lui, dans son embarras, on peut le deviner dans ses yeux perdus dans le vide, on peut le lire sur sa cicatrice que la main qui écrit prenait pour une ride. Il a 32 ans, deux master en poche, des licences commencées aussi, il a tout étudié, tout l’intéresse, il est un étudiant brillant, le plus brillant de sa fratrie, il sera le seul à ne pas se diriger vers une carrière de médecin, il ne sera pas non plus avocat, ni architecte, ni professeur, ni commerçant, en lui une nécessité l’appelle, plus forte que tout, plus forte que le devoir filial de réussir dans la vie, plus forte que le désir de ses parents, qu’il ne quittera jamais. Il plaquera tout, ne se retournera jamais, depuis 1988 il est acrobate du verbe et un ange furieux du geste, il jongle avec tous les registres gestuels, visuels et linguistiques, profusions d’actions, proliférations de langues réelles ou inventées, extensions plastiques, picturales et musicales scandent son travail depuis de nombreuses années. On pourrait le qualifier d’intérmédien puisqu’il performe en danse et en poésie, au milieu de machines sonores et d’images. Il a inventé notamment des DIAPOEMES (diapos à base de colles et de couleurs) et des ECRITURES-LASER à commande sonore, un SILENSOPHONE, appareil à synthèse acoustique virtuelle pour une polypoésie combinant électronique et organe vocal, un CINEMA IMPROVISE AMBULANT, avec images (films, diapos, vidéos) et installations acoustiques des ANIMAXES, automates animaux produisant sons et mouvements un PHONODRONE, véhicule de reconnaissance, équipé pour la musique et la poésie sonore, utilisé dans Bibliothèques, Médiathèques, Tours Cyclistes et Fanfares Publiques. De ses propres dires, il est donc danseur, musicien, poète, disrupteur d’instant, Khing Gong, maquillé chaosmétique, redistributeur des briques du silence, cabacymbaliste de lettres et de faunes, sonograde, dolphinsonar — la main qui écrit ne comprend plus très bien ce qu’elle écrit — apocalyste intersticiel, créolite de l’insituable, vulcanenge italien, particule squartz, cou de chance, expérimencien, virus sur l’échiquier, guerre de métal Terre dans le flipper, geyser et paratonnerre épisangtre, micro cagien, souvenir imprécis sans doute rêvé, expérience impositivable, inutilité vitale praxis, holologue, enceinte invente-les-monstres, raveur de la transpiration cinétique du cauchemar émétique, demandeur de gonds, bond de qualité, tsun intégral, sang de boxeur reptilien, fantaisiste et exigeant jusqu’au danger de fou rire mortel. Il doit avoir près de 80 ans, la main qui écrit n’est pas certaine, elle lui a rendu visite il y a une dizaine d’années, plus de contact depuis, elle sait qu’il vit seul, avec ses chiens, avec une retraite de misère, moins de 600 euros par mois, toujours dans la maison de ses parents, dans une banlieue française morte, maison qu’il ne peut entretenir, le toit s’est même effondré, il a dû exiger l’aide de ses soeurs et son petit frère, petit frère qu’il accuse de lui avoir volé de l’argent et lui exige dans une lettre assassine de lui rembourser les 13000 qu’il lui devrait, pour survivre et continuer ses projets artistiques. Il a 5 ans, ce n’est pas l’ainé, il a une petite soeur, morte à deux ans. Il regarde le corps inerte dans les bras de sa mère qui pleure. Le père est en retrait, il ne dit rien. Il reste à l’écart impassible. Lui veut toucher le corps mort. Il est curieux. Il touche d’abord la petite main froide. Puis il pince les deux joues pour la faire sourire. La mère hurle. Le père s’avance, le gifle, puis le fouette à la ceinture. Lui part se réfugier contre son chien, qui lui aussi, sait ce que c’est qu’être battu. La bonne fait à manger dans la cuisine. On entend le bruit des légumes sautés à la poêle dans lesquels quelques larmes tombent discrètement. La main qui écrit ne sait plus très bien de qui elle parle. Elle ne sait plus si elle peut s’autoriser à écrire à ce sujet.