Elle a trente ans, elle me rencontre en tant que mère d’élève, ma fille fait sa rentrée en novembre de l’année de ses deux ans, la dernière à arriver ou presque dans la classe.
Des papiers d’école, des fiches, des projets, les documents sortis de plusieurs cartons, j’en garde quelques-uns.
Elle a quarante ans, elle fête son année nouvelle dans un jardin suspendu au-dessus de la gare avec celles et ceux qui ne l’ont connue que malade.
Une construction de cubes de bois comme cadeau de fête des mères encore posée sur une étagère. Sans intérêt sauf à imaginer les petites mains d’autrefois appliquées à coller et faire monter un assemblage, sauf à imaginer un dialogue sur l’équilibre, la quantité de colle et la face à enduire, je n’y ai pas assisté.
Elle a vingt ans, c’est une fille de 68, expériences, communautés, sexualité variée et amusante, histoires d’amour complexes, bottes en caoutchouc aux pieds et chaussons tricotées en toute saison, les débuts des voyages seule ou avec une amie, dangers et prises de risques.
Cartons des archives, classeurs d’images d’œuvres d’arts triées par artiste, par type de matériaux, par catégorie, figuration et abstraction, sculpture et peintures, les photos proviennent de magazines principalement Art Press, j’en choisi quelques-unes.
Elle a sept ans, elle quitte la maison du village. Elle n’ira plus au lait. Elle n’ira plus au fromage. Elle n’ira plus aux poules. Elle n’ira plus au pain. Elle n’ira plus nulle part. Avant longtemps.
Elle a quinze ans, chantiers de fouilles, chantiers de travail, office franco-allemand pour la jeunesse, militantisme. Déjà elle aime les petits gestes, elle taille, elle peint, elle découpe. Camping. Fille de directeur d’école, elle campe depuis l’enfance, en terrain autogéré et à tour de rôle, les corvées, nettoyage à fond des sanitaires, accueil des nouveaux arrivants, animation des soirées, standard téléphonique. Elle essaie tous les postes, mais ne donne pas toujours satisfaction, elle se trompe dans les plannings, inverse les emplacements, oublie un bloc de douche. Elle est dispensée de corvées sauf celle de la soirée d’accueil, elle y exécute des scènes amusantes expliquant les corvées.
Tablette, carré, tourillon, tombées de toutes formes récupérées dans des magasins encombrés, scie électrique, tournevis, percerette, petit outillage, visserie, onglet, un petit stock qui remonte de la cave, j’en mets de côté.
Elle a dix ans, elle mange du blanc et ne parle plus sauf à l’école. Elle ne parle plus à sa mère. Elle ne parle plus ni à son père ni à son frère. Cette année, l’année de ses dix ans, elle ne parle qu’à sa maîtresse, la maîtresse est sa mère.
La photo de la maison du Mont est punaisée dans le montant de l’escalier, on y voit une fillette de huit ans et un garçon plus âgé, elle tourne son profil vers lui, monte son menton vers son visage, son bras tient le sien, ses yeux demandeurs en attente, le garçon de douze ou treize ans regarde droit vers l’objectif, il se tient droit, ses bras droits le long du corps, il est sûr de lui, il est souriant, il sait qu’on le regarde, il regarde en retour, il n’attend rien, il a tout. Derrière la soeur et le frère, la murette sur la rue et l’horizon du Mont. Je n’ai pas revu cette photo.
Elle a huit ans, elle mange peu. On s’en inquiète. Elle mange moins. On s’en inquiète. Elle arrête complètement de manger.
Elle a quarante ans, deux mois, quelques jours et quelques heures, c’est la dernière nuit, le dernier soir, au prochain matin le téléphone sonne et annonce, à l’heure de la tombée du jour d’un soir d’été elle dit J’arrête
Merci pour ce portrait absolument poignant, Catherine