Il a soixante-douze ans et il parle à Stockholm. Claude Simon se dit un vieil homme qui a déjà beaucoup vécu, beaucoup travaillé, beaucoup écrit, beaucoup publié. D’ailleurs, c’est pour ce qu’il a fait de ces beaucoup qu’il reçoit le prix Nobel de littérature. Il est devant le pupitre, en smoking, chemise blanche à manchettes, nœud papillon immaculé. Un homme mince, tête chenue, lèvres encore pleines, explique qu’en écrivant, il ne veut pas dire, il veut faire « Je fais, je produis, donc je suis. » C’est le projet de la main qui tape sur les touches du clavier d’un ordinateur : produire un mot, un espace, un autre mot, un espace, un autre encore, pas à pas, mot après mot, et voilà une phrase. Cette phrase a-t-elle un sens pour celui qui la lira ? Peut-être, s’il veut bien faire son travail de lecteur. Il a huit mois, il est dans le lamba de sa nourrice malgache, il arrive en France. Tout est blanc sur la photo, sauf le noble visage de Razaph, celle qui porte l’enfant Claude dans son dos. L’enfant qui ne sait pas que son père est sur le point de partir à la guerre et qu’il n’en reviendra pas. À vingt-trois ans, il est à Barcelone, témoin de quelques moments de la révolution espagnole. À vingt-six, il est mobilisé. Son régiment passe l’hiver de la drôle de guerre dans les Ardennes « j’appartenais à l’un de ces régiments que les états-majors sacrifient froidement à l’avance et dont, en huit jours, il n’est pratiquement rien resté ». Son régiment tombe dans une embuscade, il est prisonnier et rejoint un stalag dans le sud du Brandebourg. Il trouvera le moyen de regagner Perpignan. La main qui écrit, copie conforme de celle de son géniteur, perd sa précision et sa fermeté en copiant ces mots. Les souffrances physiques et morales des soldats, en particulier celles des soldats vaincus en partance pour les camps de prisonniers, la bouleversent toujours. À vingt ans, Claude Simon prend des cours de peinture et s’initie à la photographie. Est-ce pour cela que, comme les peintres de son temps, il ne prétend pas représenter le monde mais seulement les impressions qu’il en reçoit. À quarante-huit ans, il cesse d’être viticulteur, il vend le domaine familial pour se consacrer à la seule écriture. C’est à présent son unique travail. Un vrai travail ! Un écrivain est celui qui travaille son langage. Simon affirme que le sujet d’un roman c’est l’écriture. Modestement, la main qui tape, revient, corrige, cherche les mots et l’ordre juste des mots pour produire la musique de la langue, la vraie, celle qui parle au cœur et au corps plus qu’à l’esprit. À trente-huit ans Claude Simon reste couché pendant cinq mois et met deux ans à se remettre de la tuberculose. À quatre-vingt-sept ans, il se couche à jamais en laissant une œuvre colossale, pleine d’enseignements pour celui que le clavier ou le stylo démange. « (…) on dira que nous avançons toujours sur des sables mouvants. » sont les derniers mots de son discours Nobel.
2 commentaires à propos de “#anthologie #10 | Prix Nobel”
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… » une langue qui parle au coeur et au corps… » c ‘est bien ce vers quoi nous mène cette expérience anthologique, voire ontologique. Que du corps à coeur et réciproquement. Merci pour ce portrait ô combien vivant et engageant pour les 30 jours d’écriture à venir!!
Travaillons; travaillons, il en restera toujours quelque chose. Merci Eve.