Elle a seize ans, elle rejoint Paris où vit déjà son frère. Il est dans la chanson, le music-hall, le caf-conc. Elle débute très vite à l’Européen, 5, rue Biot, Paris, dix-septième arrondissement. Elle ne le sait pas encore mais elle va devenir une vedette. En avait-elle l’ambition? Elle est morte depuis dix ans quand Georges Simenon qui écrit depuis l’Arizona l’évoque dans une enquête de Maigret. Elle marque des générations de spectateurs. Elle est moquée dans l’Assiette au beurre. Elle a trente-neuf ans, elle fait la couverture d’Iskry. Le magazine affiche son visage en gros plan. Elle porte au nez un anneau. Il découvre cette image, ce ne peut pas encore être un piercing mais l’idée est là. Elle a seize ans, elle quitte l’Algérie. Pendant la traversée en bateau elle rêve à ce qu’elle pourra faire à Paris. Elle a du mal à contrôler sa joie. Le soir, elle danse dans le noir, rejette la tête en arrière les cheveux détachés. Son corps élastique semble parcouru d’électricité. Personne ne le voit, pas encore mais très bientôt, ça viendra vite, il sera vu, commenté, croqué, désiré. Elle a six ans, il est dit d’elle que c’est une petite noiraude à la tignasse de Mauresque. Elle a la peau mate, les cheveux épais, aile de corbeau, les yeux comme deux amandes sombres. Elle ne tient pas en place, cavale pieds-nus avec les gamins du village. Ils sont plus âgés qu’elle mais elle les suit partout. Les vieilles Berbères sont ses fées. Il n’a pas encore entendu parler de sa taille mais dès qu’il voit la photo il la reconnait. Elle est assise, on la voit de dos, le visage tourné vers la gauche.
Elle n’a pas encore vingt-et-un-an, le grand Toulouse-Lautrec la caricature en pantin dans une robe jaune pour Le Rire. En bas, la signature de l’artiste, dans un cercle le T et le L liés pour former une sorte de signe chinois, le T devenant F, formant un A lié au L, à droite sur trois lignes
Que de Paimpol à Sébastopol erre
Le vieux monsieur, l’air pot, l’air pot l’air.
Pourrait-il dégoter étoile plus… polaire?
On voit déjà dans la manière de se tenir qu’a saisi le peintre qu’elle ne bouge comme personne. D’autres portraits suivront, d’autres caricatures aussi.
Elle a cinq ans, son père meurt d’une mauvaise fièvre. Sa mère lui raconte que son grand-père a été condamné à sept ans de villégiature forcée en Guyane pour avoir participé à la Révolution de 1848. La Guyane puis l’Algérie, pour les citoyens récalcitrants. Il s’attache à cette danseuse de music-hall à la taille si fine. Il se demande comment en faire une histoire. Elle a quarante ans quand la Guerre est déclarée. Elle est chez Lecomte, le coiffeur de la rue Daunou, lorsqu’elle l’apprend. Elle part à Londres, revient à Paris. L’année suivante, un soldat lui offre – avant de partir au front – le bracelet que portait sa mère, morte. Elle a cinquante-cinq ans, elle est dépressive. Elle est seule. Les contrats se font rares. Elle joue peu puis elle ne joue plus. Il se caresse le menton, le regard dans le vide, il l’imagine, seule chez elle, basculant la tête penchée en avant, cheveux détachés, secoués par les sanglots.
3 commentaires à propos de “#anthologie #10 | Polaire”
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magnifique. Merci Philippe.
merci à toi Ugo, ton message me touche infiniment.
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