Il a 19 ans, il part en Allemagne faire son service militaire. Il est éleveur de vaches laitières dans le département de l’Eure, comme son père et son grand-père avant lui. Plusieurs générations vivent ensemble, sa mère, son père, ses grands-parents, même après l’arrivée de sa future épouse. Il a 24 ans, il a son premier enfant, le garçon qu’il attendait. Il lui offre un fusil pour sa naissance, pour le futur qu’il s’imagine partager avec lui. À 63, il s’écroule dans la cuisine dans son sang. Le jour de ses 50 ans, il est hors de lui, à cause de l’intention de sa fille de 17 ans de vendre des livres sur une foire. On ne peut pas vendre de livres. Même s’il s’agit de livres de la bibliothèque verte qu’on nous a donnés, qu’on n’a pas choisis, qui sentent la cave de quelqu’un d’autre. À 30 ans, il rachète à son frère la part de la ferme familiale. Il y nait. Il y meurt. La main hésite à continuer, l’index fait mal à cause du bout de verre qui reste dedans. Il cherche à faire vivre la commune rurale. Il transporte les ballots de paille pour le bal du 14 juillet. Il déneige les rues du village avec son tracteur quand, exceptionnellement, la neige tombe plusieurs heures. Il va à la chasse dès qu’il le peut, mais ne tue que rarement. À 22 ans, il se marie avec une femme qui vient aider ses parents à la ferme. Il fait tomber la rosée des hautes herbes en passant devant elle dans les champs. Il collectionne les beaux couteaux. À 55 ans, il retrouve dans le grenier en faisant des travaux, un nombre important de numéros du Petit Journal. Il se lève très tôt et reste un long moment à sa table pour lire La Chasse, Le Chasseur français ou Cultivar. À 60 ans, il trouve la ramure d’un cerf, après plusieurs jours de recherche pour rassembler les deux bois que l’animal avait perdu à distance. Il garde précieusement les cahiers d’écolier de ses grands-parents et de ses parents. À 41 ans, lors d’une visite chez des amis en Bretagne, lors d’un repas, il se lève et vomit plusieurs fois dans le couloir qui mène aux toilettes. Il collectionne les cartes postales. Sa mère lui achète un scooter piaggo. Les mains jointes devant le visage, les coudes sur le bureau, la mémoire fait défaut. Il est élu conseiller municipal, comme son père avant lui. Il fabrique des carnets de chasse dans lesquels il colle des photographies qu’il agrémente de textes humoristiques. Il invite n’importe qui passe par la ferme à boire un café, un calva. Il a de très bons résultats scolaires. À 33 ans, il accompagne sa femme, qui a fait une hémorragie et une phlébite quelques jours après avoir accouché, dans le Loir-et-Cher chez des amis pour qu’elle se repose. À 45 ans, l’instauration des quotas laitiers le pousse à se séparer de son troupeau de vaches pour semer des céréales. Il est abonné à Rustica. Il tient un journal dans lequel il note la météo, la pluviométrie et les faits marquants du jour. Au régiment, il rencontre son ami fidèle, lui est de droite, l’autre est de gauche. À 55 ans, il écrit pour la première fois « je n’ai encore rien foutu aujourd’hui ». Il a un ulcère à l’estomac qui lui fait vomir du sang. Il aménage un gabion dans lequel il passe des nuits entières à attendre les canards qui pourraient se poser sur l’étang. Il aime boire du Picon Bière. Il a l’œil directeur gauche, ce qui est compliqué pour le choix de ses fusils. Lors de la tempête de 1999, il a 60 ans, tous les arbres tombés l’attristent terriblement. Il écrit que c’est très grave. À 33 ans, il accompagne sa femme qui va accoucher à la clinique, mais la laisse devant le portail. Quand on l’appelle pour dire que sa fille est née et que tout va bien, il est 23h30, il dort déjà. Il pisse tous les soirs sous le noisetier qui jouxte la maison en regardant le ciel et la plaine. Elle entre dans son bureau pour chercher les collections de cahiers d’écoliers, les collections de cartes postales, les exemplaires du Petit Journal. La peur de toujours le déranger, de se faire engueuler, alors qu’il est mort depuis plus de 20 ans. La main ouvre les placards et trouve les cartons à dessin qui renferment le trésor. Les très rares fois où ses enfants ou ses amis l’ont emmené au cinéma, il s’est endormi. À 51 ans, il attend des heures avec sa fille et son fils à l’hôpital pour savoir si sa femme va se sortir de l’infarctus massif qu’elle vient de faire. À 12 ans, il est enfant de chœur. Il a eu la possibilité de sortir de l’Europe et d’aller au Québec, mais quand le voyage devenait tangible, il refuse de partir. Il ne prête pas attention aux avertissements du médecin.