Quand Georges naît, en 1898, on célèbre les huit-cents ans du départ de Robert de Molesme pour fonder l’ordre de Citeaux. Des cérémonies discrètes sont organisées autour de l’abbaye en ruines, la troisième république est de plus en plus laïque. Son père assiste à la messe, depuis son banc, au pied de la chaire. Ses vignes ont été ravagées par le phylloxera, il accroît ses surfaces et se tourne vers la polyculture et l’élevage, achète douze vaches et six chevaux de trait. En 1940, Georges fait une crise d’hémoptysie qui l’emporte dans son lit à la veille de l’offensive allemande. A douze ans, il est un élève brillant, raflant les beaux livres rouges lors de la distribution des prix. Grand et maigre, il tousse beaucoup, le médecin met en cause les pollens et poussières abondants à l’intérieur et au voisinage de la ferme, il conseille d’éloigner l’enfant au moins des gros travaux. En 1882, le médecin allemand Koch a découvert le bacille responsable de la tuberculose, on est bien loin de comprendre, de soigner cette maladie. A vingt-deux ans, Georges épouse une institutrice rencontrée lors d’un séjour en sanatorium, sa maladie est considérée comme chronique, il n’a pas été mobilisé en 1918 avec les dernières classes. Par intervalles, sa toux connaît des périodes de calme, de rémission qui lui permettent de passer sa licence en droit. Ses cahiers sont écrits à la plume, à l’encre violette ; je tape ces fragments le concernant sur mon clavier ; au moins, je me sers des deux mains. A trente ans, Georges est correspondant du journal départemental, son talent de chroniqueur le fait remarquer par la direction qui l’envoie en Allemagne à la découverte d’un mouvement politique en croissance rapide qui inquiète l’Europe. Il câble quelques articles dénonçant les méthodes du parti national-socialiste ; leur refus par la direction de L’Eveil Troyen entraîne sa démission. Il a quinze ans. Après une crise de toux qui semble devoir l’emporter, son père décide qu’il doit quitter la ferme où les travaux quotidiens l’épuisent ; premier séjour à Bourbonne les Bains qui sera suivi de plusieurs autres. A dix-huit ans, il obtient le baccalauréat es lettres avec mention, son père lui conseille de se tourner vers le droit, il songe aux conflits de voisinage qui empoisonnent la vie rurale. A vingt ans, il fait un séjour hospitalier au sanatorium de Gerardmer, on lui prescrit des sels d’or, coûteux mais apportant quelques soulagements ; il partage une grande chambre avec d’anciens poilus touchés par les gaz, noue une amitié durable avec le futur juge D. qui lui obtiendra le poste de greffier à la justice de paix des Riceys, à une lieue de Molesme. Son mariage avec Suzanne est heureux, pour loger le jeune couple, son père achète une maison au centre du village, à proximité du tribunal ; une petite société bourgeoise se réunit fréquemment pour des repas, des parties de cartes, des bals animés par les élèves de l’école de musique. Georges semble guéri, joue de la clarinette, conseillée pour renforcer ses capacités pulmonaires, je regarde une photo de lui en dandy, pantalon rayé, redingote, appuyé à une canne, près d’un palmier nain. Suzanne joue du violon à l’orchestre de Bar sur Seine, leurs enfants naissent en 1922 et 1924. Il a trente-cinq ans, il est un notable du chef-lieu de canton, mais ses sorties s’espacent, quand il est pris par la toux, ses mouchoirs se tachent de petites perles roses.
2 commentaires à propos de “#anthologie #10 | Perles roses, sels d’or”
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Belle tranche de vie, ces perles roses et sels d’or laissent songeur
.. le son de la clarinette qui guérit, pour un temps, en contraste subtil avec un chant cistercien que j’entends, au loin, en vous lisant…merci