Elle a trente ans. Les doigts du coiffeur retiennent son mouvement, et le ciseau lui frôle le menton. Elle aimerait changer de tête. Un jour elle aura soixante-sept ans, et le discours d’adieu des collègues, malgré elle, et leur petit cadeau, lui feront venir des larmes aux yeux. Elle se forcera une dernière fois à sourire à un chef de service, le plus mesquin d’entre eux. Dans la première moitié des années quatre-vingt, elle saute pieds nus dans des flaques, les graminées sur les bords du chemin sont semés de coquelicots, jupe à carreaux et cheveux tressés, sur la photo on dirait une Suissesse. Le temps a altéré le tirage. Un voile rouge s’est déposé sur les couleurs d’elle, enfant. Elle a quarante ans. Elle tape sur un clavier. Elle analyse des données. Elle commence à se reculer pour mieux distinguer les chiffres à l’écran. Quelques années plus tôt, elle écrit à une amie qu’elle aurait dû changer de vie plus tôt. Elle n’appuie pas sur la touche envoi mais sur la touche retour arrière. Elle efface les lettres une à une. Elle ne laissera presque rien derrière elle, quelques affaires, quelques souvenirs, un plan d’épargne retraite. Le 11 septembre 2001, elle a une vingtaine d’années. Elle a honte à cause de son collant filé. Peut-être même moins que ça. Elle a quarante-cinq ans. Elle n’a jamais connu la guerre. Elle a quand même peur de la guerre.
4 commentaires à propos de “#anthologie #10 | maillons d’une vie ordinaire”
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Merci Laure, pour ce texte plein d’images et de sensations. Une pour toutes: « Elle a honte à cause de son collant filé ». Je trouve aussi que la texture entre le présent du personnage et celui de l’écrivante-narratrice est très fine et fait émerger la force de l’écriture et de son effacement.
Merci beaucoup Anna pour ce commentaire que je découvre un peu tard, en relisant mes textes pour en choisir un à annoter pour la proposition 21. Peut être celui ci…
Ce texte m’émeut beaucoup . Merci Laure
Merci Nathalie