Il a trente-neuf ans. Il sort du BAM, une salle de spectacle sur Brooklyn. Il vient d’assister à la dernière création de danse contemporaine de Merce Cunnigham. 16 danses pour soliste et compagnie de trois remet en cause beaucoup de choses dans sa vision d’artiste et dans sa vie d’homme. Ou comment lier l’art avec le hasard. D’une écriture fiévreuse, sa main trace sur le papier à lettres la genèse de sa vision avec des mots qui ne laissent pas de place au doute. Sa mère m’a confié cette lettre en me disant que cette pièce était à l’origine de tout.
Il a quatre-vingt-neuf ans. La première tour du World Trade Center vient de s’écrouler. Il est devant son poste de télévision pour regarder le désastre qui se déroule à moins de deux miles de son petit appartement situé à proximité du Washington Square dans Greenwich. Il n’ose pas regarder par la fenêtre, il a peur de découvrir la vérité. Il craint de comprendre. Dans la lettre qu’il m’a envoyée le 12 septembre, il me rappelle le jour où on s’est rencontré. Il me rappelle que ce jour-là, tout s’était arrêté. Déjà. J’avais presque oublié ce moment où le temps s’est figé.
Il a dix-sept ans. Le corps de son père git au pied de son bureau du 27e étage de l’Equitable Building dans le quartier financier. Une balle de neuf millimètres lui a traversé la tête de bas en haut. On lui parle de krach boursier, de faillite. Il ne peut pas y croire. Son père lui avait dit que ça devenait intenable mais aujourd’hui, il ne sait pas de quoi il parlait, de ses affaires ou de sa vie. À cet instant, je ne le connais pas encore, bien sûr. Il m’a envoyé une lettre peu avant de mourir qu’il avait signé du nom de son père. C’est pourtant bien lui qui l’avait écrite, j’ai reconnu son écriture avec ses pattes de mouche. La lettre expliquait les raisons du suicide. De cette impossibilité de revenir en arrière.
Il a soixante ans. Le temps s’est arrêté, le monde est en suspens. Sauf lui et moi. Lorsque je sors du cinéma le Regal où j’étais allé voir un film, il est en train de descendre Broadway. Nous sommes les deux seuls personnages en mouvement dans un décor où tout le reste est figé. Il ne me voit pas dans l’immédiat. Je le rattrape et lui tape sur l’épaule. Il se retourne et me regarde sans surprise. Il me demande si moi aussi, j’ai décidé de le faire. Je lui réponds que je ne sais pas de quoi il parle. « De tout reprendre à zéro, s’exclame-t-il. De repartir en arrière et de tout reprendre depuis le début ! » J’ai retrouvé récemment la lettre des laquelle il se souvient de ce moment. Il s’est toujours demandé pourquoi je n’avais pas dit la vérité.
Il a trente-trois ans. Le B-29 piloté par Paul Tibbets vient de lâcher Little Boy sur Hiroshima. Après exactement quarante-trois secondes de chute libre, la bombe explose à cinq cent quatre-vingt-sept mètres du sol. À cet instant précis, il décide d’abandonner son poste de mécanicien à la concession Ford tenue par son oncle sur East Avenue pour devenir artiste. Il voulait être peintre au début, puis écrivain. Mais bien sûr, c’est dans les arts plastiques qu’il est devenu célèbre. Dans la dernière lettre que j’ai reçue de lui, il m’écrit que ce n’est pas l’explosion de la bombe qui lui a fait prendre cette voie. Il me dit que sa décision a été prise au moment exact où la bombe explosait. Il me dit aussi que cela n’avait rien à voir avec le hasard.
Aujourd’hui, je ne suis plus sûr de rien.
… Je ressens le souffle du vent qui apporte ces lettres. Je m’y glisse, et je vois tous ces êtres.. vivant… comme vous, comme moi. On ne sait peut être plus rien mais on vit, et à travers de tels mots, on vit pleinement. Merci beaucoup.
J’aime beaucoup l’ancrage du personnage dans le réel historique ou/et personnel, par les lettres. La seule phrase en italique « De tout reprendre à zéro, s’exclame-t-il. De repartir en arrière et de tout reprendre depuis le début ! » me parle particulièrement ainsi que la chute. Bref, j’aime tout, j’aime l’universalité de ce texte. Merci!
Moi non plus, je ne suis plus sûre de rien, mais que j’ai eu plaisir à vous lire, j’en suis sure.