On dit qu’elle a cinquante-sept ans quand elle décide de reconsidérer ce qui a été son enfance. Est-ce bien utile de remuer ce passé dont elle ne s’est jamais remise. Le regard perdu sur le papier, elle commence d’aligner les phrases qui tenteront de dire parfois même l’indicible. Sait-elle qu’il lui reste bien peu de temps à vivre et qu’il est vraiment temps de faire ce travail ?Imaginer une prose bien travaillée, presque brillante, virevoltant comme une hirondelle, se coulant dans les langes du vent.Malgré l’épuisement qu’elle ressent la gagner, elle se met au travail. Et telles des vagues qui se cognent inlassablement contre les rochers, elle déroule les années, sans trop se soucier de chronologie. À la lumière du soir, c’est à 5 ans, à 10 ans, à 15 ans où la figure du père prend toute la place. Elle conserve des images de leurs deux silhouettes penchées sur quelque livre. Des bribes de conversations se recousent, enrubannées de fioritures. À tous les âges de la vie, des hommes ont occupé l’espace comme la houle sur la mer. Avec des liens d’attachement voulus ou subis. Vers l’âge de cinq ou six ans les mains d’un frère qui s’insinuent sur elle . Plus tard, à l’adolescence, ce sera un autre frère. Entre et après il faut vivre et affronter le monde qui ne la comprend pas toujours. Heureusement la mère, la sœur, des corps où s’appuyer, tant qu’ils demeurent. Dire les couleurs de l’enfance ou des tissus qui enveloppaient les songes. Dire ce qui brillait . À trente ans il y a un mariage, atypique, mais union malgré tout, sans les enfants qu’elle souhaite, mais qu’on lui interdit d’avoir, car de santé trop fragile, santé mentale. L’écriture la sauve, la lecture la nourrit ou inversement. Il n’y a pas d’âge pour les crises d’être. Elle en traverse à plusieurs reprises, toutes douloureuses et qui l’amputent d’une partie d’elle-même. Il n’y a pas d’âge non plus pour affronter les deuils qui la martèlent dès son plus jeune âge. Évoquer les lieux pour s’extirper de ce qui tire vers les bas-fonds. À tous les âges, l’attirance de la ville et l’attrait de la campagne, mais il faut les deux pour trouver un équilibre, à la fois la vie presque monastique dans un village retiré, pour l’ampleur de l’écriture, et la trépidation de la grande ville pour se sentir exister presque comme une personne normale. Et le bruit de la mer qui n’en finit pas de circuler en elle et dont elle ne cesse de parler dans les livres qui sont publiés. Elle raconte, n’arrête pas d’écrire des récits qui lui ressemblent, qui tournent et retournent sur eux-mêmes, se brûlent aux entournures, souvent frôlés par une lumière de côté qui donne à voir quelque fissure. Des épluchures de soi tombent entre les pages, et quand le soleil s’éteint à la fin de ses livres, il ne reste plus qu’à tomber à son tour. Terminer ses histoires par un peu de lumière, on voudrait bien. La fin elle ne pourra pas l’écrire puisque c’est la fin: elle a cinquante-neuf ans et a atteint les limites qu’elle peut supporter. Conserver ce qui lui a donné cette force d’écrire malgré, et remercier. Son ombre est tout près. Ne pas pouvoir en dire davantage.
Un commentaire à propos de “#anthologie #10 | instants d’elle”
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un dimanche entre ombre et lumière. Merci pour ce texte, ces « épluchures de soi » …. je reprends ici pour vous remercier vos mots d’un quatrain trouvé sur votre blog :
dans les phrases qui se déploient
quelques rayures de mots
un paysage de plus à lacérer
il pleure dedans