Il a dix ans. Avec son frère Jean-marie il pêche des truites dans la Sumène. Il meurt deux ans avant ma naissance. Il quitte l’école à 14 ans. Ses années scolaires ne durent que l’hiver. Le reste du temps il aide à la ferme avec son frère et ses sœurs. Il part, il dit que cette guerre sera vite finie. Le temps de mettre une raclée à ces sales boches, il sera de retour avant les moissons. Il a 22 ans. Il achète un crayon de papier pour donner des nouvelles à sa famille. Comme les feuilles sont rares, il s’applique. Au fil des années il écrit de mieux en mieux, ses phrases se complexifient, ses pensées aussi. Je passe des heures à saisir sur l’ordinateur ses cartes et ses lettres. J’apprends à le connaître au travers de ses mots. Parfois je n’arrive pas à déchiffrer ce qu’il a écrit. Je m’accroche. Il y a urgence. Le crayon de papier s’efface de plus en plus. Pendant la guerre ce qui lui importe c’est de retrouver des « pays » comme il dit. Les « pays » ce sont des gars de son village où des villages alentours, à la rigueur du canton ou du département, au delà c’est hors frontières. Il y a Joséphine, Victorine, Emma et Maria. C’est Maria qu’il préfère. Il la rencontre au bal de la Saint-Jean. Elle a un regard fier qui ne lâche rien, un port de reine. Ils se marient en 1912. Le même jour son frère Jean-Marie épouse Joséphine la sœur de Maria. J’achète une loupe pour déchiffrer ses cartes et ses lettres. Il en manque et la chaîne de ses conversations épistolaires avec Maria se brise souvent laissant un grand vide dans ma compréhension des événements. A la fin de la guerre il cantonne à Sarajevo. Les blessés, les mal en point sont rapatriés les premiers en trains, bateaux, camions. Lui rentre à pied jusqu’à son massif central. Il arrive deux ans après que la guerre soit terminée. Il y a cette carte postale aux couleurs étonnantes : Une jeune femme vêtue d’un costume alsacien porte un petit enfant dans les bras. La légende dit : Heureusement, en voilà un qui ne portera pas de casque à pointe ! Trois enfants avant la guerre, trois enfants après. Un grand écart d’âge entre les deux moitiés de fratrie, le temps d’une guerre. Je sépare les lettres et les cartes. Tout est gris, noir, blanc ou jauni. Ne rien perdre. Petit à petit une chronologie se crée malgré les trous béants. Je cherche son livret militaire. Disparu. Je n’ai que sa correspondance pour le suivre à la trace. Blessé dans l’est de la France. Blessé en Italie. Blessé à Constantinople. Au fur à mesure de mes lectures je note un changement chez le va-t-en guerre qu’il était. Il parle de ceux qu’il est amené à combattre comme de pauvres gens. Il décrit leurs cultures, leurs habitudes, il dit : eux aussi ont des petits. La première fois qu’il voit la mer c’est quand il embarque depuis l’Italie jusqu’à la Grèce. Il n’arrive pas à dormir et passe la nuit sur le pont, émerveillé comme un enfant. Il est adroit de ses mains. Il fabrique un cheval de bois pour son petit garçon, le dernier de la tribu, baptisé Émile, qu’il appelle Milou. Le soir il le prend par la main, l’emmène au jardin. Il lui apprend le nom des plantes et comment faire pousser des légumes pour nourrir les hommes. Souvent dans ses lettres il décrit les travaux des champs. Il s’étonne que dans certains pays il soit possible de faire deux récoltes pas an. Je me suis procurée un vieil atlas. Je rêve de partir sur ses traces, de mettre mes pas dans les siens, lui qui n’avait jamais quitté son village, il a traversé la France, l’Europe jusqu’à la Turquie, la Serbie. Je n’ai retrouvé qu’une photo de lui. C’est l’hiver. Il est très vieux, il a un sourire doux et triste. Il nage dans ses vêtements sombres et donne la main à son premier petit enfant. Il écrit à sa femme qu’il l’aime, qu’il embrasse ses petits qui lui manquent tant. Tout ce que j’ai pu récupérer de ce grand-père tient dans une boîte à archives en carton. Il commente un courrier reçu de sa tante qui lui recommande de ne pas oublier de faire ses Pâques. Ses Pâques ? Ici ? Quand les avions volent bas et mitraillent ? écrit-il. Il a 47 ans en 1939 quand son fils aîné part à la guerre, il pleure devant ses enfants pour la première fois. Il décide de ne plus travailler. Juste faire pousser des légumes. Maria vend la ferme, reprend les choses en mains. Elle achète des métiers à tisser, fabrique des rubans colorés.
Vraiment très beau, très tendre, au plus près du sensible laissé par quelques traces ; ce portrait m’a émue – et quelle phrase, aussi pour aujourd’hui: « eux aussi ont des petits ».