Devant la Chapelle Saint-Bernard en juin mille neuf cent septante-cinq toutes elles sont sœurs, elles brûlent, elles crient, elle a quarante-six ans et elle sait qu’elle est au cœur de sa lutte, celle qu’elle gueulera une vie entière en grands mots bariolés. Elle a six ans, son père dirige l’école suisse d’Alexandrie, elle l’adore plus que tout, il lui parle en plusieurs langues et lui lit longuement l’Iliade. Elle joue dans la grande lumière aveuglante de l’Égypte, compte les bateaux amarrés dans le port Ouest, ça lui paraît immense, ça l’est, elle respire. Dès la première seconde d’existence, elle porte un nom de conte que plus tard on prendra pour un pseudonyme, elle en fait une flamboyance, une étrangeté, une breloque dont elle se pare. Je la regarde danser, j’apprends ces vastes mouvements de bras, ma main suit le serpent de la sienne, tâtonne pour trouver une écriture gitane, ça ressemblerait à quoi à qui à quelle liberté, parce que libre elle l’est à tous les âges, même à trente-quatre ans dans sa cellule à Munich, elle y reste sept mois, elle se demande Suis-je encore vivante ?, elle peint, elle écrit, elle enrage, c’est sa passion première, la rage et la joie. Dans le feutré des archives, encapsulées dans les boîtes bien étiquetées, les lettres écrites au fil des élans ne reposent pas, elles continuent de palpiter, j’essaie de compter les points d’exclamations, je renonce. Elle a 20 ans, elle sort des Arts décoratifs de Zurich, elle sait qu’elle veut créer, avec les formes, les couleurs, les mots, avec la chair brute de l’existence, surtout elle veut échapper à sa mère, à sa rigidité de plomb, d’ailleurs elle se marie, vite, vite, elle a vingt-trois ans et un fils, elle a vingt-six ans et une fille, vingt-sept ans un deuxième fils, trente ans un troisième. Elle a trente-sept ans, elle écrit à Maurice Chappaz, tempête contre les clients, la police, l’hypocrisie de la Suisse, les horreurs de la misère, demande des nouvelles de Corinna [Bille], lui parle de ses enfants qu’on veut sans cesse lui arracher parce qu’elle vit dans le vice, « je leur ferai rentrer leurs jugements pieux dans la gorge à coups de pied ! », écrit-elle, puis plus loin : « rappelle-toi que j’ai toujours été comme ta sœur, ton amie et cela aussi, c’est sacré ». À pleines mains dans sa parole vive, je désapprends le marbre des lettres, j’assouplis la table des lois, dans les buissons je guette le feu, le sien, j’incendie la Suisse en moi et ses lacs et le contrôle social qui fait crever le désir. Quand paraît son premier livre elle a quarante-cinq ans, elle est pute, elle aime aussi le mot catin, sur ses papiers elle fait inscrire : écrivain, péripatéticienne. Elle emmerde ceux qui l’emmerdent, elle crache ses histoires d’amour sur de grandes feuilles A4 qu’elle photocopie avant de les envoyer à ses destinataires, entre deux clients elle fume, elle boit « un petit porto », elle écoute la radio dans sa cuisine, elle mijote des lapins à la tzigane. Mes doigts tremblent sur le clavier lorsque je dois retranscrire certains mots, je n’ai pas son panache, j’ai quarante-et-un ans et le regard des autres me fait peur. À neuf ans il n’y a pas de lettres mais je sais que son père meurt alors qu’ils vivent en Grèce, c’est une catastrophe, il lui manque à mourir, d’ailleurs elle meurt un peu lorsque la mère la ramène à Lausanne : à quatorze ans ou à quinze ou à seize ses poumons pourrissent, c’est le sanatorium, elle qui n’aimera que les roulottes, le grand large, les abris sous les toits et la liberté cruelle de la rue. À septante-trois ans elle s’en souviendra alors que le cancer lui bouffe l’estomac, elle râle contre les traitements, contre les médecins, elle conspue les infirmières, le lit forcé, les tubes dans son cul pour les examens, elle compose des poèmes qui horrifient le personnel soignant, elle refuse son rôle de malade, elle se maquille à grands traits, elle vit elle vit, ses livres soudain enfin son lus, in extremis. Elle a treize ans, je recopie le premier vers de son premier texte, « Jouez, enfants, dans la lumière », j’allume, je joue.
Quel texte magnifique, touchant. Un hymne à la liberté. L’absence de chronologie crée un tension chez le lecteur qui attend l’âge suivant pour suivre et comprendre ce personnage si attachant. Les parties en « je » apporte un autre regard comme en miroir. C’est très beau
Oh merci! Il est question que j’écrive un petit volume sur Grisélidis Réal, je cherche le ton et la forme (la « biographie » à l’ancienne pas du tout adaptée à ce qu’elle était, à sa liberté, ça c’est sûr) alors cette proposition d’exploration tombait à pique!