#anthologie #10 | Elle raconte

Elle raconte, elle apprend à faire du vélo à l’âge de 21 ans. Son futur mari Antoine court à côté d’elle en tenant la selle. Elle trouve vite l’équilibre et lui échappe en appuyant fort sur les pédales. Depuis qu’elle était arrivée à la ville, elle en rêvait mais n’avait jamais osé demander. A Tenay, on disait que celles qui faisaient du vélo étaient des trainées. Elle ajoute, les gens étaient vraiment arriérés. Elle raconte, à 12 ans, elle obtient le certificat d’études de l’école publique. La semaine suivante, elle est embauchée à la schappe. Son index effleure le pavé tactile pour suspendre l’écoute, les doigts frappent quelques mots, elle lit : la schappe désigne les déchets de soie naturelle. On les peigne et les file pour en faire un fil solide. Toutes les femmes de la vallée travaillent à la filature. En fin de collège, elle veut s’orienter vers des études de secrétaire médicale, sa professeur de français lui demande si elle est bien consciente que la secrétaire est au service du médecin, si c’est ce qu’elle veut dans sa vie, être au service, elle choisit finalement une formation en electrotechnique. Elle a 27 ans quand son frère de 10 ans plus jeune est blessé dans une bagarre. Pour sauver son œil et laisser à sa rétine une chance de se ressouder, il doit rester immobile dans l’obscurité totale pendant 8 semaines. Alors enceinte de 3 mois, elle l’installe chez elle et s’occupe de lui. Il ressort de cette nuit forcée pâle et amaigri mais son œil n’est pas mort. Sa fille naitra atteinte d’une forte myopie et portera des lunettes toute sa vie. Elle raconte qu’à l’age de 10 ans elle remontait le linge lavé de la rivière et elle retrouvait parfois sa mère assise dans la cuisine, en train de lire un livre emprunté au curé de la paroisse. Elle en gardera une répulsion de la lecture jusqu’à ces 95 ans. Elle a eu du mal à apprendre à écrire, les lettres trop petites, des pattes de mouche et les lignes qui descendaient comme attirée par le bas du cahier, mais lire, elle a tout de suite su, pressée de dévorer tout ce qui lui tombait sous la main. A cet âge-là, elle se fatigue vite, dit négliger son ménage et avoir trop mal au dos pour continuer à tricoter. Elle lit les romans écrits en gros caractères que sa petite-fille lui rapporte de la bibliothèque. En mai 1940, son mari est fait prisonnier de guerre et emmené en Allemagne. Il travaille dans une ferme le jour, dort dans un centre gardé la nuit. Elle va voir une cartomancienne qui lui prédit qu’il reviendra vivant. A son retour, sa fille boude et pleure pendant toute une semaine. De son père, elle ne se souvient que ses grands doigts. Elle tirait sur l’un d’eux et faisait semblant de l’arracher. Il le repliait et criait Rends-le moi ! Elle regarde un instant la photo de la fillette aux grosses lunettes. Ce n’est pas ce papa là qu’elle attendait. A l’âge de 101 ans, elle rentre à l’Ehpad. Elle dit s’être fait une amie, une dame 20 ans plus jeune qu’elle et déjà en fauteuil roulant. Elles rigolent beaucoup toutes les deux, se moquent des autres, surtout de celles qui font la cour aux rares vieillards. Ça leur passe le temps. Pendant la guerre, son frère la fait rentrer à l’usine de Delle. A cause de sa vue défaillante il n’est pas mobilisé. Elle travaille sur les machines outils 10h par jour. A leur retour, les hommes reprennent leurs postes. On la mute à la cantine. Elle y reste jusqu’à la retraite.

A propos de Aline Chagnon

Ce qui me passionne dans l'écriture, c'est l'expérience, le chemin.

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